La Pierre angulaire
Parfois une des fillettes du potier lui apportait de l’eau, ou venait s’accroupir près de lui pour l’épouiller, car il n’avait pas la force de le faire lui-même et était envahi par la vermine à tel point que les bestioles lui rentraient dans la bouche et dans les narines. La fillette – elle avait cinq ou six ans – s’amusait beaucoup à les prendre et à les faire craquer entre ses dents. Pour elle le Nazir était un objet insolite mais nullement effrayant, dont on ne risquait pas de recevoir un coup de corne ou de griffe, encore moins une claque, et qui disait parfois des mots étranges qui la faisaient rire. Elle lui tirait parfois la barbe, ou le frappait avec une baguette de saule, il marmonnait machinalement : « Il an’dînak », sans colère – c’était comme un signe convenu – ce juron familier faisait du chrétien un homme comme les autres, seulement pas méchant, et la petite riait de toutes ses belles dents blanches et approchait son maigre visage malicieux de celui du vieillard, cherchant à capter son regard, elle ne comprenait pas qu’il ne pouvait pas la voir.
Mais il sentait la caresse du regard, et l’haleine douce, et le rire chaud de l’enfant, et se prenait à l’aimer. Vingt fois par jour il appelait : « Ya Munirah », et l’enfant accourait, et blottissait ses petits pieds nus dans le creux de l’épaule du vieux, et se remettait à chercher les poux.
Peu à peu, toute la famille du potier s’était habituée au chrétien. Il mangeait les restes du repas du maître, tout comme la femme et les enfants, Munirah les lui apportait sur un plat de terre, et riait en lui voyant faire le signe de croix avant de porter la nourriture à sa bouche, et en était récompensée par un vigoureux juron qui la faisait rire encore plus, toute joyeuse de constater que le chrétien n’était pas aussi bête qu’il en avait l’air.
La femme du potier faisait sa cuisine sur des braises près de la porte, des voisines venaient parfois s’accroupir autour d’elle pour bavarder, tout en donnant le sein à leurs nourrissons ou en épouillant leurs fillettes. Le vieux écoutait leurs voix criardes et acides, et leur parler pareil pour lui à des jappements, et se disait : « Les femmes sont bien partout les mêmes, pas besoin de comprendre ce qu’elles disent. Baptisées ou non, elles n’en disent pas plus que les pies quand elles jacassent. » Cela l’égayait plutôt.
Les enfants aussi étaient les mêmes partout, Églantine étant petite ne pleurait pas autrement que ces petits mécréants, et avait le même rire que Munirah. Parfois il faisait sauter Munirah sur ses genoux et lui chantonnait des chansons et l’embrassait sur les joues ; et la fillette, que ses parents ne caressaient jamais, en avait d’abord été effrayée, puis au contraire s’était prise d’une vraie passion pour le Franc et venait se blottir contre lui quand elle avait sommeil ou après avoir été battue. Il la berçait alors et la réchauffait dans ses bras.
La mère ne disait rien, cet homme-là n’était pas dangereux, pour la bonne raison qu’étant aveugle il ne pouvait avoir le mauvais œil. Elle lui donnait aussi à bercer le dernier-né quand il criait trop fort.
Ansiau, châtelain de Linnières, était plus humilié encore de cette besogne de garde d’enfant que de celle qu’il faisait au moulin – des enfants non baptisés, après tout, ne sont guère mieux que des bêtes ; et même les enfants baptisés sont l’affaire des femmes, et jamais il n’eût pensé qu’à la fin de ses jours il aurait encore à faire un travail de femme. Mais la chair est faible, ce petit corps chaud et crasseux lui inspirait plus de pitié que de dégoût. Même pour les petits des bêtes il avait toujours eu de la tendresse, combien n’avait-il pas recueilli et apprivoisé de petits oursons, de petits chevreuils, une fois la mère tuée. Il tournait et retournait le nourrisson dans ses bras, et lui donnait son doigt à sucer, et se moquait un peu de lui-même, pensant : « Heureux encore qu’on ne me demande pas de lui donner le sein. » Et quand le petit Omar s’endormait enfin, il en était content, et pas seulement parce que les cris le fatiguaient.
Mais pour Munirah, c’était tout autre chose : il l’imaginait noiraude, avec de grands yeux sombres et des dents blanches, comme le sont les enfants des païens. Il y avait bien eu quelque chose de païen chez Églantine,
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