La Pierre angulaire
La Seine, encombrée de chalands, roulait son eau noire et grise sous la pluie fine de mars, et sur le ciel gris clair, au-dessus des toits pointus couverts d’ardoise mouillée, les tours des églises se dressaient, écrasantes – celles de Saint-Pancrace et de Saint-Nizier, et de Saint-Pierre, et aussi, carrées et recouvertes d’une armature de bois, celles de la nouvelle cathédrale – cela faisait des années que les travaux n’avançaient pas. Le château du comte Henri, avec ses tourelles rondes et ses bannières bleues, se mirait dans les flaques d’eau.
La cour de la Mi-Carême était terminée, aussi les rues étaient-elles pleines de petits chevaliers terriens qui, vêtus de capes de voyage, et leurs coffres chargés à dos de mulets, rentraient chez eux avec leurs femmes et leurs écuyers, se hélant au passage pour faire route ensemble, qui sur Bar, qui sur Reims, qui sur Provins. Haguenier ne connaissait personne et se sentait dépaysé. Il se demandait s’il trouverait encore son beau-frère à Troyes. Il passa sous la grande herse du château et entra dans la cour pleine du vacarme de fête qui y régnait perpétuellement ; arrivants et partants, à cheval et à pied, se frayaient un passage à travers la foule des badauds qui attendaient la sortie de la comtesse. Il n’y avait pas de grand repas au château ce soir-là, et Haguenier ne pouvait espérer y trouver son beau-frère. Mais il arriva jusqu’à la salle de garde, et demanda humblement au vieux sergent qui se tenait devant la porte s’il ne connaissait pas le baron de Pouilli. « Eh ! si, dit l’autre, sa femme dort dans les chambres de la comtesse, c’est elle qui fait le service des chandelles pour cette semaine. Vous les trouverez sûrement au château. » Haguenier fut bien content de l’honneur échu à sa sœur, et partit à sa recherche. Mais il voulait passer par l’arrière-cour, n’osant pas se présenter devant la comtesse en habits de voyage.
Il s’installa pour attendre dans la salle des domestiques, où les gens des chevaliers venus pour la fête gardaient les coffres de leurs maîtres, jouaient aux dés ou sommeillaient en attendant l’heure de servir leurs maîtres au coucher. Haguenier s’étendit sur la paille, s’enveloppa de sa grande cape ; il faisait frais et humide dans la pièce. Il se sentait tout triste.
Il avait laissé des amis en Normandie. À Troyes, il n’avait que cette sœur, quittée dix ans auparavant, grande fillette blonde et pâle qui avait sangloté en lui disant adieu. Elle devait avoir vingt ans à présent. Haguenier avait eu une enfance triste. C’était à peine si lui, sa mère et sa sœur, avaient du pain les jours de semaine, et l’hiver il courait en sabots comme un paysan et avait des engelures aux mains et aux pieds. Son père, comme il le revoyait encore, était un bel homme jeune, blond et gras, toujours bien frisé et bien parfumé, chez qui la nourrice les menait aux jours de fête, Aielot et lui, après les avoir lavés et vêtus de robes rouges ; le père les prenait sur ses genoux et leur caressait le menton. Tout le monde avait très peur de lui, et leur mère plus que tout autre. Aielot avait dit à son frère, en grand secret, que cet homme battait leur mère, et que c’était pour cela qu’elle n’avait plus de dents. Et quand la mère mourut, il apprit, toujours par Aielot, que c’était parce que le père l’avait trop battue. Ils habitaient Hervi, alors, et en été ils allaient chez les grands-parents, à Linnières, où la vieille dame en coiffe blanche les bourrait de gâteaux et de pommes, les lavait et les peignait, et les nommait ses beaux ramiers blancs, et ses hermines, et ses petits faucons ; et Haguenier aimait la dame, parce que sa mère ne l’avait jamais beaucoup caressé. Il jouait avec les plus jeunes enfants du grand-père et faisait des remparts d’argile dans les flaques d’eau de la cour. Et après le remariage du père il fallut partir. Aielot fut mise dans un couvent pour y apprendre à lire et à bien se tenir, et lui, Haguenier, fut envoyé en service chez le baron de Coucy en Normandie.
Haguenier se voyait à la merci de ce père qui, pensait-il, ne l’aimait pas et se défiait de lui. Il n’avait pas de frères, il ne comptait pas pour tels les bâtards. Le père, pensait-il, l’avait envoyé au loin exprès, pour faire de lui un étranger à sa famille et à sa maison. Il le savait assez : le père était
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