La pierre et le sabre
couchée, beaucoup d’hommes
seraient morts ou mourants.
Musashi ne revenait pas. Kojirō,
assis sur une racine d’arbre, envisageait le combat à venir avec un sentiment
proche de l’allégresse. « A en juger d’après le calme de Musashi, il est
déjà résigné à mourir. Il n’en vendra pas moins chèrement sa peau. Plus il en
fauchera, plus ce sera amusant à observer... Ah ! mais les Yoshiokas ont
des armes de jet. S’il est touché par l’une d’elles, le spectacle se terminera aussitôt.
Ça gâcherait tout. Je crois que je ferais mieux de lui parler d’elles. »
Il y avait maintenant un peu de
brume, et dans l’air la fraîcheur d’avant l’aube. Kojirō se leva et cria :
— Musashi, vous êtes bien
long ?
Le sentiment que quelque chose
clochait le rendait anxieux. Il descendit rapidement la pente et appela de
nouveau. L’on n’entendait que le bruit d’un moulin à eau.
— ... L’idiot !... Le
salaud !...
A toutes jambes il regagna la
grand-route, regarda de tous côtés, ne vit que les toits des temples et les
forêts de Shirakawa s’élevant sur les pentes du Higashiyama, et la lune. Se
hâtant de conclure que Musashi s’était enfui, il se gourmanda de n’avoir point
percé à jour son calme, et s’élança vers Ichijōji.
Avec un large sourire, Musashi
sortit de derrière un arbre et se tint à l’endroit où Kojirō s’était tenu.
Il était content d’être débarrassé de lui. Il n’avait que faire d’un homme qui
prenait plaisir à regarder mourir autrui, impassible quand d’autres hommes
jouaient leur vie pour des causes qui leur importaient. Kojirō n’était pas
un spectateur innocent, motivé par l’unique désir d’apprendre. Il s’agissait d’un
fourbe intrigant, toujours à s’insinuer dans les bonnes grâces des deux camps,
toujours à se présenter comme le type merveilleux qui veut aider tout le monde.
Peut-être Kojirō avait-il cru
que s’il disait à Musashi combien l’ennemi était puissant, Musashi se mettrait
à quatre pattes pour le prier d’être son second. Et l’on peut concevoir que si
Musashi avait eu pour objectif principal de préserver sa propre existence,
cette assistance eût été pour lui la bienvenue. Mais avant même de rencontrer Kojirō,
il avait glané assez de renseignements pour savoir qu’il risquait d’avoir à
affronter une centaine d’hommes.
Non qu’il eût oublié la leçon que
Takuan lui avait enseignée : l’homme véritablement brave est celui qui
aime la vie, qui la chérit comme un trésor qu’une fois perdu l’on ne peut
jamais retrouver. Musashi savait bien que vivre, c’est plus que se borner à
survivre. Le problème, c’était de savoir comment imprégner sa vie de
signification, comment assurer que sa vie lancerait jusque dans l’avenir un vif
rayon de lumière, même s’il devenait nécessaire de renoncer à cette vie pour
une cause. Si Musashi parvenait à réaliser cela, la durée de son existence – vingt
ans ou soixante-dix – importait peu. La durée d’une vie n’est qu’un
intervalle insignifiant dans le cours infini du temps.
Selon Musashi, il y avait un mode
de vie pour les gens ordinaires, un autre pour le guerrier. Il était pour lui d’une
importance capitale de vivre en samouraï et de mourir en samouraï. Pas question
de rebrousser chemin sur la voie qu’il avait choisie. Dût-il être haché menu, l’ennemi
ne pouvait effacer le fait qu’il eût répondu sans peur et honnêtement au défi.
Il examina les itinéraires
possibles. La plus courte, ainsi que la plus large et la plus commode, était la
route qu’avait prise Kojirō. Une autre, un peu moins directe, était un
chemin longeant la rivière Takano, affluent de la Kamo, jusqu’à la grand-route
d’Ohara puis, par la villa impériale Shugakuin, menant à Ichijōji. Le
troisième itinéraire allait vers l’est sur une courte distance, puis vers le
nord jusqu’aux vallonnements d’Uryū, et enfin pénétrait par un sentier
dans le village.
Ces trois routes se rencontraient
au pin parasol ; la différence de distance était insignifiante. Pourtant,
du point de vue d’une petite force en attaquant une beaucoup plus grande, le
mode d’approche était d’une importance capitale. Le choix lui-même pouvait
décider de la victoire ou de la défaite.
Au lieu d’examiner longuement le
problème, après une simple pause momentanée Musashi se mit à courir dans une direction
presque opposée
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