La pierre et le sabre
dix hommes, ou cent, voire un millier ?
— Oui ; pourquoi me
demandez-vous cela ?
— Certains des hommes les
plus faibles se sont enfuis de l’école, mais les plus forts et les plus courageux
sont tous montés jusqu’au pin parasol. En cet instant, ils se trouvent postés
sur tout le flanc de la colline, à vous attendre.
— Y êtes-vous allé jeter un
coup d’œil ?
— Euh... J’ai décidé que je
ferais mieux de revenir vous mettre en garde. Sachant que vous traverseriez le
pont de bateaux, j’ai attendu ici. Je considère cela comme de mon devoir, étant
donné que j’ai rédigé la pancarte.
— C’est fort aimable à vous.
— Eh bien, voilà les faits.
Avez-vous réellement l’intention d’y aller seul, ou avez-vous des renforts qui
s’y rendent par une autre route ?
— J’aurai un compagnon.
— Vraiment ? Où est-il ?
— Ici même !
Musashi, dont les dents brillaient
au clair de lune, désigna son ombre. Kojirō se rebiffa :
— Il n’y a pas de quoi rire.
— Je ne plaisantais pas.
— Vraiment ? Je croyais
que vous vous moquiez de mes conseils.
Musashi, prenant un air encore
plus grave que Kojirō, riposta :
— Croyez-vous que le grand
saint Shinran plaisantait lorsqu’il a déclaré que tout croyant avait la force
de deux personnes, car le Bouddha Amida marche à son côté ?
Kojirō ne répondit pas.
— ... Selon toute apparence,
les Yoshiokas ont le dessus. Ils sont en nombre, et je suis seul. Sans aucun
doute, vous croyez que je serai vaincu. Mais je vous supplie de ne pas vous
inquiéter pour moi. A supposer que je sache qu’ils ont dix hommes, et que j’amène
dix hommes avec moi, qu’arriverait-il ? Ils jetteraient dans la mêlée
vingt hommes au lieu de dix. Si j’en amenais vingt, ils élèveraient le nombre à
trente ou quarante, et la bataille troublerait encore davantage l’ordre public.
Il y aurait beaucoup de tués ou de blessés. Il en résulterait une violation
grave des principes gouvernementaux, sans que progresse en compensation la
cause de l’escrime. Autrement dit, il y aurait beaucoup à perdre et peu à
gagner si je faisais appel à des renforts.
— C’est peut-être vrai, mais
il n’est pas conforme à L’Art de la guerre de s’engager dans un combat que l’on
sait devoir perdre.
— Il arrive que ce soit
nécessaire.
— Non ! Pas d’après L’Art
de la guerre. C’est une tout autre affaire que de se jeter dans une action
téméraire.
— Que ma méthode soit en
accord ou non avec L’Art de la guerre, je sais ce qui me convient.
— Vous enfreignez toutes les
règles.
Musashi éclata de rire.
— ... Si vous tenez
absolument à vous opposer aux règles, argumenta Kojirō, pourquoi du moins
ne pas choisir un plan d’action qui vous donne une chance de survivre ?
— Pour moi, la voie que je
suis mène à une vie plus pleine.
— Vous aurez de la chance si
elle ne vous mène pas droit en enfer !
— Vous savez, cette rivière
est peut-être le fleuve à trois bras des enfers ; cette route, celle de la
perdition ; la colline que je vais bientôt grimper, la montagne d’aiguilles
où les damnés se transpercent. Pourtant, c’est l’unique chemin qui mène à la
vraie vie.
— A vous entendre, on vous
croirait déjà la proie du dieu des morts.
— Pensez-en ce que vous
voulez. Il y a des gens qui meurent en restant vivants, et d’autres qui gagnent
la vie en mourant.
— Pauvre diable ! fit Kojirō,
à moitié par dérision.
— Dites-moi, Kojirō :
si je suis cette route, où me conduira-t-elle ?
— Au village de Hananoki puis
au pin parasol d’Ichijōji, où vous avez choisi de mourir.
— C’est à quelle distance ?
— Seulement trois kilomètres
environ. Vous avez largement le temps.
— Merci. A tout à l’heure,
dit Musashi d’un ton cordial en se détournant pour descendre une route
latérale.
— Ce n’est pas par là !
Musashi acquiesça.
— ... Vous vous trompez de
chemin, vous dis-je.
— Je sais.
Il continua de descendre la pente.
Au-delà des arbres, de part et d’autre de la route, il y avait des rizières en
gradins, et au loin quelques fermes couvertes de chaume. Kojirō regarda Musashi
s’arrêter, lever les yeux vers la lune et s’immobiliser un moment.
Kojirō éclata de rire en
songeant que peut-être Musashi était en train d’uriner. Lui-même leva les yeux
vers la lune ; il se disait qu’avant qu’elle ne fût
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