La Prison d'Édimbourg
C’était la femme à teint couleur de buis, âgée d’environ quarante-cinq ans, dont nous avons parlé en rapportant la mort de l’ancien laird de Dumbiedikes, et qui pouvait en avoir alors environ soixante-dix. Mistress Balchristie était fière de son autorité, jalouse de tous ceux qui pouvaient avoir quelque influence sur l’esprit de son maître, humble avec lui, et acariâtre avec tout autre. Sachant que son crédit n’était pas appuyé près du fils sur une base aussi solide qu’il l’avait été près du père, elle avait introduit dans sa maison comme sa coadjutrice une de ses nièces, la criarde dont nous venons de parler, qui avait de grands yeux noirs et des traits assez réguliers ; elle ne fit pourtant pas la conquête du laird, qui semblait ignorer qu’il existât dans l’univers une autre femme que Jeanie Deans, et qui n’était pas même trop tourmenté de l’affection qu’il avait conçue pour elle.
Malgré cette indifférence de son maître pour le beau sexe, mistress Balchristie n’en était pas moins jalouse de le voir faire régulièrement une visite tous les jours à la ferme de Saint-Léonard, quoique depuis dix ans ses visites n’eussent amené aucun résultat ; et lorsqu’il la regardait fixement, et qu’il lui disait en s’arrêtant à chaque mot, selon sa coutume : – Jenny, je changerai demain,… elle tremblait toujours qu’il n’ajoutât : – de condition, et elle se trouvait bien soulagée quand il avait dit : – de souliers.
Il est cependant certain que mistress Balchristie nourrissait une malveillance bien prononcée contre Jeanie Deans, sentiment qu’on accorde assez ordinairement à ceux que l’on craint ; mais elle avait aussi une aversion générale pour toute femme jeune et de figure passable qui montrait seulement l’intention d’approcher du château, et surtout de parler au laird ; enfin, comme elle s’était levée ce matin deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire, grâce aux cris de sa nièce, elle se trouvait d’humeur à quereller tout le genre humain, inimicitiam contra omnes mortales, comme disait notre ami Saddletree.
– Qui diable êtes-vous ? dit la grosse dame à Jeanie, qu’elle n’avait vue que très rarement, et qu’elle ne reconnut pas : de quel droit venez-vous causer tout ce tapage dans une maison honnête à une pareille heure ?
– C’est que… j’ai besoin… de parler au laird, dit en hésitant Jeanie, qui, de même que tous les habitans des environs, avait une sorte de frayeur de cette mégère.
– De parler au laird ?… Et que pouvez-vous avoir à lui dire ? Quel est votre nom ? Croyez-vous que Son Honneur n’ait autre chose à faire que d’écouter les bavardages de la première vagabonde qui court les rues, et cela tandis qu’il est encore dans son lit, le brave homme !
– Ma chère mistress Balchristie, répondit Jeanie d’un ton soumis, est-ce que vous ne me connaissez pas ? je suis Jeanie Deans.
– Jeanie Deans ! dit le dragon femelle qui, affectant la plus grande surprise, s’approcha d’elle en la regardant d’un air malin et méprisant : oui, en vérité, ajouta-t-elle, c’est Jeanie Deans ! On devrait plutôt vous nommer Jeanie Devil {79} . Vous avez fait de la belle besogne, vous et votre sœur ! avoir assassiné un pauvre petit innocent ! Mais elle sera pendue, et c’est bien fait. Et c’est vous qui osez vous présenter dans une maison honnête, et qui demandez à voir un homme à l’heure qu’il est, pendant qu’il est encore au lit ! Allez, allez !
Une pareille brutalité rendit Jeanie muette : dans son trouble et sa confusion, elle ne put trouver un mot pour se justifier de l’infâme interprétation qu’on donnait à sa visite ; et la mégère, profitant de l’avantage que lui donnait son silence, continua sur le même ton.
– Allons, allons, tournez-moi les talons bien vite, et que cette porte ne vous revoie jamais. Si votre père, le vieux David Deans, n’avait été fermier du laird, j’appellerais les domestiques, et je vous ferais donner un bain dans la mare pour vous punir de votre impudence.
Jeanie, dès les premiers mots, avait déjà repris le chemin de la porte de la cour, de sorte que mistress Balchristie, ne voulant pas qu’elle perdît rien de ses menaces, éleva sa voix de stentor jusqu’au plus haut diapason. Mais, de même que plus d’un général, elle perdit le fruit de sa victoire pour et avoir voulu trop
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