La règle de quatre
vive. C’est, en tout cas, la première chose qui me frappe. Le tapis blanc du sol étincelle sous l’éclairage des lampadaires. Les flashes s’allument dans le ciel comme des lucioles.
Puis il y a le froid et le mugissement du vent, plus puissant que les bruits de pas conjugués au grondement des voix. Les flocons fondent sur ma peau et forment une étrange rosée.
Finalement, je le vois. Un mur de bras et de jambes qui serpente interminablement autour de nous. Des visages se distinguent : camarades de classe, joueurs de football, filles croisées sur le campus. Nous sommes au milieu d’un collage abstrait d’accessoires extravagants, de hauts-de-forme, de capes de superhéros, de fresques bariolées ornant des pectoraux et des seins. Clôturant le défilé, un dragon du quartier chinois ondule au rythme des cris et des hululements ponctués du crépitement des appareils photo.
— Venez, hurle Gil.
Nous lui emboîtons le pas, en état d’hypnose. J’avais oublié à quoi pouvait ressembler Holder la nuit où tombe la première neige.
Le grand serpent nous avale et pendant quelques secondes je me sens perdu, coincé entre des corps. J’essaie tant bien que mal de garder mon équilibre malgré le poids du sac sur mes épaules et la neige sous mes pieds. Dans mon dos, quelqu’un appuie un peu fort et la fermeture Eclair de mon sac cède sous la pression. Les vêtements qui en sortent sont immédiatement piétinés dans la boue. J’aurais voulu que Charlie sauve ce qui semblait récupérable, mais il a disparu.
— Des seins et des fesses. Des fesses et des seins, chante un jeune homme avec un fort accent cockney, comme s’il vendait des fleurs dans My Fair Lady.
En jouant de son gros ventre, un étudiant déguisé en homme-sandwich essaie de se faufiler dans la foule des coureurs. Sur le panneau de devant, on peut lire : EXAMEN DE CONDUITE GRATUIT ; et derrière : ENTREZ SANS FRAPPER .
Je finis par repérer Charlie en dehors du cercle. Il a rejoint un de ses amis de l’équipe d’urgence. Will Clay porte un casque colonial décoré de canettes de bière que Charlie s’amuse à faire sauter. Les deux amis se jettent dans une course effrénée avant de disparaître.
Des rires éclatent, puis s’évanouissent. Dans le brouhaha, je sens vaguement une main me saisir le bras.
— Partons.
Gil m’entraîne à l’extérieur du cercle.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Paul.
Gil évalue la situation. Les proctors surveillent toutes les sorties.
— Par ici, dis-je.
Nous nous engouffrons dans Holder Hall. Une étudiante éméchée ouvre la porte de sa chambre et reste là, bouche ouverte, comme s’il nous revenait de l’inviter à entrer. Après avoir examiné la marchandise, elle lève sa bouteille de Corona.
— Santé, éructe-t-elle.
Avant qu’elle nous donne congé, j’ai le temps d’apercevoir une de ses compagnes de chambrée devant la cheminée, une minuscule serviette enroulée autour des reins.
— Allons-y, dis-je.
Gil et Paul me suivent au premier étage. Je frappe bruyamment à l’une des portes.
— Qu’est-ce que tu fab…
Gil n’a pas le temps de terminer sa phrase : une magnifique paire d’yeux verts nous accueille. Katie porte un tee-shirt marine moulant et un jean délavé. Elle éclate de rire en nous voyant tous les trois nus comme des vers.
— Je savais que tu étais là, dis-je en me frottant les mains.
Je l’embrasse… Son étreinte est chaleureuse, hospitalière.
— C’est mon cadeau d’anniversaire ? demande-t-elle en me scrutant de bas en haut, les yeux brillants. Je comprends mieux que tu ne m’aies pas appelée !
Paul est fasciné par le Pentax que Katie a à la main, avec son téléobjectif presque aussi long que son bras.
— Tu faisais des photos ? s’enquiert Gil quand elle repose l’appareil dans la bibliothèque.
— Oui, pour le Prince. Cette fois, ils en prendront peut-être une.
C’est pour ça qu’elle ne court pas. Katie n’a pas ménagé ses efforts cette année pour qu’une de ses photos fasse la une du Daily Princetonian. Mais l’ancienneté y prévaut toujours sur la qualité du travail. Pour une fois, pourtant, le système joue en sa faveur. Seuls les étudiants de première et de deuxième année sont logés à Holder. La chambre de Katie jouit d’une vue imprenable sur la cour.
— Où est Charlie ? s’étonne-t-elle.
Gil hausse les épaules et regarde par la
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