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La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ian Caldwell
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des spécialistes de la  Renaissance — ceux-là mêmes qui lisent Plotin en attendant le bus — considèrentL’ Hypnerotomachia comme un texte fastidieux et pénible.
    La plupart, en effet, sauf mon père, qui battait les sentiers des études historiques au gré de sa fantaisie. Pendant que la majorité de ses collègues tournait le dos àl’ Hypnerotomachia, lui en faisait l’objet de sa passion. Un dénommé McBee, professeur d’histoire européenne à Princeton, mort un an avant ma naissance, l’avait gagné à la cause. Ce petit homme effacé, affublé de grandes oreilles et de dents minuscules, devait la plupart de ses succès à une personnalité haute en couleur et à un sens aigu de la nécessité historique. Il n’avait peut-être rien pour séduire, mais dans le monde universitaire il faisait, figure de géant. Tous les ans, avec sa conférence sur la mort de Michel-Ange, il attirait les foules et arrachait des larmes à des auditeurs blasés. Mais plus encore, McBee défendait avec ardeur un livre que ses collègues ignoraient de manière délibérée : persuadé que Le Songe de Poliphile sortait de l’ordinaire, qu’il recelait peut-être un trésor, il poussait ses étudiants à explorer la signification réelle de cet ouvrage poussiéreux.
    L’un d’eux s’y attela avec plus d’ardeur que McBee ne l’eût espéré. Fils d’un libraire de l’Ohio, mon père arriva à l’université le lendemain de ses dix-huit ans, cinquante ans après que F. Scott Fitzgerald eut donné ses lettres de noblesse à l’étudiant du Midwest débarquant à Princeton. Quand mon père y fut accepté, Princeton se débarrassait de son côté club de loisirs et, puisque c’était dans l’air du temps, se fâchait avec la tradition. La promotion de mon père fut parmi les dernières qu’on obligea à assister au service religieux du dimanche. L’année qui suivit son départ, l’université accueillait ses premières étudiantes au son del’ Alléluia de Haendel. Pour mon père, Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant traduisait l’esprit même de sa jeunesse, et il affirmait sans sourciller que Kant était le Bob Dylan des années 1790.
    Mon père était ainsi : il n’hésitait pas à faire sauter cette barrière temporelle au-delà de laquelle toute chose semble confuse et impénétrable. À ses yeux, l’histoire n’était pas affaire de chronologie et de grands hommes, mais de livres et d’idées. À Princeton, il suivit les recommandations de McBee jusqu’à la fin de sa licence et continua sur sa lancée à l’université de Chicago, où il obtint son doctorat sur la Renaissance italienne. Une bourse le conduisit à New York et enfin l’État de l’Ohio lui offrit un poste avec possibilité de titularisation pour enseigner le Quattrocento ; aussi se jeta-t-il sur l’occasion et rentra-t-il au pays. Ma mère, une comptable férue de Shelley et de Blake, succéda à mon grand-père, quand il prit sa retraite, à la tête de sa librairie. Ils m’élevèrent tous deux dans la bibliophilie comme d’autres dans la religion.
    À l’âge de quatre ans, je suivais ma mère dans les foires aux livres et les congrès de libraires. À l’âge de six ans, je distinguais le parchemin du vélin mieux que je ne savais différencier un basketteur d’un footballeur. Avant l’âge de dix ans, j’avais feuilleté une bonne demi-douzaine d’exemplaires du chef-d’œuvre de l’imprimerie : la Bible de Gutenberg. Et d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours su quel’ Hypnerotomachia était le livre saint de ma famille.
    — C’est l’ultime grand mystère de la Renaissance, Thomas, répétait mon père, sans doute en écho à McBee. Nul n’a réussi à l’élucider.
    Il avait raison. Personne n’y était arrivé. Le fait même que le livre recelait un mystère à résoudre échappa à tout le monde pendant quelques décennies après sa publication. Jusqu’au jour où un savant fit une étrange découverte. Accolées les unes aux autres, les premières lettres de chaque chapitre del’ Hypnerotomachia formaient un acrostiche en latin : Poliam Frater Franciscus Columna Peramavit , autrement dit « Frère Francesco Colonna aimait Polia passionnément ». Polia étant l’objet de la quête de Poliphile, d’autres érudits s’interrogèrent enfin sur l’identité réelle de l’auteur. Il n’était pas indiqué dans l’ouvrage et l’imprimeur Alde Manuce lui-même ne

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