La règle de quatre
chambrée, à l’hôpital cette fois. Incapables de parler, Charlie se contenta de jouer avec le crucifix qu’il portait à son cou, Gil s’endormit aussitôt, et moi, je contemplai les murs. Sans nouvelles de Paul, nous choisîmes de nous accrocher au mythe de sa survie, à celui de sa résurrection. J’aurais dû savoir que l’amitié n’est pas indivisible. Mais ce mythe me permit de tenir à l’époque, et jusqu’à ce jour.
Le mythe, oui. Jamais l’espoir.
Car la boîte de l’espérance est vide.
Chapitre 29
Le temps efface toute chose. Avant même que Charlie ne sorte de l’hôpital, notre aventure était presque oubliée. Nos condisciples nous regardaient comme des personnages passés de mode qui leur évoquaient un vague souvenir auréolé d’une triste gloire.
En moins d’une semaine, le nuage de violence qui avait soufflé sur Princeton se dissipa. Les étudiants recommencèrent à arpenter le campus la nuit, d’abord en petits groupes, puis seuls. Souffrant d’insomnie, je me retrouvais souvent au café au beau milieu de la nuit, rassuré par la multitude. On parlait encore de Richard Curry. De Paul aussi. Mais petit à petit, leurs noms disparurent des conversations, remplacés par les examens, les championnats de sport et le bavardage habituel qui fleurit au printemps : telle étudiante qui couche avec son directeur de mémoire, telle série télé qui s’apprête à quitter l’antenne. Même les titres des magazines, que je lisais en faisant la queue à la caisse pour oublier ma solitude parmi ces gens entourés d’amis, prouvaient que le monde avait continué de tourner sans nous. Onze jours après les événements de Pâques, le Princeton Pocket annonça en une que la proposition de construction d’un parking souterrain en ville avait été rejetée. On put lire au bas de la page deux qu’un ancien élève de Princeton avait fait don de deux millions de dollars pour reconstruire l’Ivy Club.
Charlie quitta son lit d’hôpital après cinq jours, mais passa deux semaines en centre de rééducation. Les médecins suggérèrent des opérations de chirurgie plastique pour corriger ces vilaines plaques sur la poitrine où la peau s’était épaissie mais Charlie refusa. Je lui rendis visite presque tous les jours. À sa demande, je lui apportais des frites de notre fast-food préféré, des bouquins pour ses cours, les résultats de tous les matchs de basket-ball. Il me donnait à chaque occasion une bonne raison de revenir.
Plus d’une fois, il exhiba ses cicatrices. C’était une sorte de mise à l’épreuve, d’abord pour lui-même, afin de montrer qu’il ne se sentait pas défiguré, qu’il était plus fort que la blessure elle-même. Au fond, c’était sa façon de me dire qu’il avait changé. Comme s’il craignait que nous l’ayons écarté de notre vie le jour où il s’était lancé dans les tunnels à la recherche de Paul, et que nous nous débrouillions très bien sans lui, occupé que nous étions à panser nos plaies dans notre coin. Nous avions commencé à nous sentir étrangers à nous-mêmes et il voulait nous faire comprendre que nous étions solidaires dans cette tragédie.
À ma grande surprise, Gil lui rendit visite très souvent. Ils se sentaient coupables l’un et l’autre, et le fait de se parler renforçait ce sentiment. De manière irrationnelle, Charlie avait l’impression de nous avoir lâchés de par son absence à l’Ivy, le soir du bal. Il lui arrivait même de se sentir responsable de la mort de Paul, qu’il imputait à sa propre faiblesse. Gil insinuait qu’il y avait longtemps qu’il nous avait lâchés, mais d’une manière autrement difficile à définir. Et que Charlie éprouve de la culpabilité après tout ce qu’il avait fait pour nous ne faisait qu’accroître son propre malaise.
Un soir, Gil me présenta des excuses. Selon lui, nous méritions mieux qu’un ami intermittent. Il ne visionnait plus de vieux films à la télé. Il se mit à fréquenter des restaurants de plus en plus éloignés du campus. Chaque fois que je l’invitais à déjeuner au Cloister Inn, il se dérobait avec une bonne excuse. Après quatre ou cinq refus, je finis par comprendre qu’il ne cherchait pas tant à éviter ma compagnie qu’à s’épargner la vue de l’Ivy Club. Quand Charlie sortit enfin de l’hôpital, je partageai tous mes repas avec lui, matin, midi et soir, tandis que Gil mangeait seul.
Lentement, on cessa de
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