La Reine Sanglante
grand silence se fit dans cette foule : Hans venait d’apparaître sur l’estrade. D’une voix que l’on put entendre jusqu’aux confins de la Cour des Miracles, il prononça :
« Francs bourgeois, Égyptiens, Argotiers, Courtauds, Sabouleux, Piètres, Capons, Orphelins, Narquois, Rifodés, Polissons, Calots, Francs-mitons, nos massiers et suppôts vous ont dit qu’en présence des troupes royales prêtes à envahir le royaume d’Argot, j’ai une importante proposition à vous faire. Cette proposition, la voici. Les troupes royales n’en veulent à aucun de nous. Leur chef, Enguerrand de Marigny, n’a d’autre but que de s’emparer de la personne de Jean Buridan, réfugié parmi nous. Si Jean Buridan est livré à Enguerrand de Marigny, l’attaque dont nous sommes menacés n’aura pas lieu et nous conserverons nos droits et privilèges, entre autres celui qui fait de la Cour des Miracles un territoire défendu à tous sergents ou archers du guet. Je vous propose donc de faire venir ici le chevalier du guet et de lui livrer Jean Buridan… »
Un silence de mort accueillit cette déclaration.
« Que ceux qui sont de mon avis se lèvent ! »
Nous avons dit qu’il y avait cinq ou six mille hommes et femmes rassemblés là. Ces hommes étaient des mendiants, des voleurs, des tire-laine, des truands ; ces femmes étaient des ribaudes. Les unes vivaient de leurs vénales amours. Les autres vivaient de fraude ou de brigandage.
Lorsque Hans eut fini de parler, sur toute cette foule, il y eut trois hommes qui se levèrent pour approuver.
Dans le même instant, ces trois hommes tombèrent assommés.
Il y eut, dans chacun des groupes dont ils faisaient partie, une rumeur courte et sinistre, puis de chacun de ces groupes, on vit se détacher cinq ou six hommes emportant un cadavre. L’une de ces bandes entra dans la rue des Francs-Archers, l’autre dans la rue. Saint-Sauveur, la troisième dans la rue aux Piètres. Les porteurs funèbres atteignirent les premières lignes de troupes royales et jetèrent parmi les archers stupéfaits les cadavres des trois argotiers qui venaient d’être assommés. Puis ces porteurs paisibles et farouches regagnèrent leur place, et ce fut tout.
« Eh bien, Jean Buridan ! cria alors Hans d’une voix éclatante, que penses-tu de ces gens sans feu ni lieu, sans foi ni loi, de sac et de corde, tous à pendre et à rouer, amusants surtout lorsque, exposés au pilori, ils font aux honnêtes gens de Paris la grimace de douleur par quoi la foule des gens honnêtes est toujours amusée ! »
Il y avait une sombre amertume dans ces paroles, qui vibrèrent et se répercutèrent dans le lourd silence…
Buridan, Bigorne, Bourrasque, Haudryot et Gautier d’Aulnay étaient au pied de l’estrade.
« Répondez, monseigneur de Valois, dit Lancelot Bigorne.
– J’y vais ! fit Buridan. Oui, moi, fils de Valois et cousin germain du roi de France, je vais dire à ces truands ce que je pense d’eux ! »
Il monta sur l’estrade.
Dans la multitude, il y eut une rumeur de curiosité, le nom de Buridan courut de table en table.
Puis, de nouveau, le silence régna.
« Argotiers du royaume d’Argot, dit-il, voulez-vous de moi pour compagnon ? »
Une tempête de clameurs se déchaîna.
Buridan attendait sur l’estrade, debout près de Hans, qui souriait étrangement.
« Voilà la lignée de Valois entruandée, dit Bigorne. Eh bien, par saint Barnabé, cela fait honneur au Valois ! »
Hans fit signe et le silence se rétablit.
« Argotiers, dit-il, puisque vous ne voulez pas livrer Jean Buridan et ses compagnons, il faut songer à vous défendre. Demain, peut-être, la Cour des Miracles sera envahie… C’est un défi suprême que vous venez de jeter à l’autorité royale, c’est la guerre que vous déclarez au premier ministre, au prévôt, à la force, à l’ordre…
– Guerre ! Guerre ! rugirent les truands, comme avaient rugi les seigneurs assemblés dans la galerie du Louvre.
– Eh bien, soit : la guerre ! dit Hans d’une voix qui domina le tumulte. Mais c’est ici une guerre nouvelle, à laquelle nul de nous n’est habitué. Mais nous ne savons pas l’art des batailles rangées. Moi, roi d’Argot, je déclare donc qu’il nous faut un chef, un capitaine. Moi, roi d’Argot, je déclare que j’obéirai à cet homme qui peut nous donner une victoire d’où nos privilèges sortiront affermis pour des siècles.
– Oui ! oui !
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