La Ronde De Nuit
dans la chambre de Monsieur de Bel-Respiro mais je demeurais au salon. La lampe à abat-jour mauve laissait autour de moi de grandes zones de pénombre. J’ouvrais un livre : Les Mystères du chevalier d’Éon. Au bout de quelques minutes, il me tombait des mains. Une certitude venait de m’éblouir : je ne sortirais pas vivant de toute cette histoire. Les accords tristes de l’adagio résonnaient dans ma tête. Les fleurs du salon perdaient leurs pétales et je vieillissais à une vitesse accélérée. Me plaçant une dernière fois devant le miroir de Venise j’y rencontrais le visage de Philippe Pétain. Je lui trouvais l’œil beaucoup trop vif, la peau trop rose et finissais par me métamorphoser en roi Lear. Rien de plus naturel. J’avais accumulé depuis l’enfance une grande réserve de larmes. Pleurer —parait-il — soulage et, en dépit de mes efforts quotidiens, je ne connaissais pas ce bonheur-là. Alors, les larmes m’ont rongé de l’intérieur, comme un acide, ce qui explique mon vieillissement instantané. Le médecin m’avait prévenu : À vingt ans, vous serez déjà le sosie du roi Lear. J’aurais voulu me présenter sous un aspect plus fringant. Est-ce ma faute ? Je possédais au départ une belle santé, un moral de bronze, mais j’ai éprouvé de gros chagrins. Si vivaces qu’ils m’en ont fait perdre le sommeil. À force de rester ouverts, mes yeux se sont démesurément agrandis. Ils descendent jusqu’à mes mâchoires. Autre chose : Il suffit que je regarde, que je touche un objet pour qu’il tombe en poussière. Dans le salon, les fleurs se fanaient. Les coupes de Champagne, éparses sur la console, le bureau, la cheminée, évoquaient une fête très ancienne. Peut-être la redoute donnée le 20 juin 1896 par Monsieur de Bel-Respiro en l’honneur de Camille du Gast, danseuse de cake-walk. Une ombrelle oubliée, des mégots de cigarettes turques, un verre d’orangeade à moitié bu. Était-ce Philibert qui jouait du piano tout à l’heure ? Ou Mademoiselle Mylo d’Arcille, morte voilà soixante ans ? La tache de sang me ramenait à des préoccupations plus contemporaines. J’ignorais le nom de ce malheureux. Il ressemblait à Saint-Georges. Pendant qu’on le passait à tabac, il avait perdu un stylo et un mouchoir marqué des initiales C.F. : les seules traces de son séjour sur la terre…
J’ouvrais la fenêtre. Une nuit d’été si bleue, si tiède qu’elle paraissait sans lendemain et que les mots « rendre l’âme » « exhaler un dernier soupir » me venaient aussitôt à l’esprit. Le monde mourait de consomption. Une très douce, très lente agonie. Les sirènes, pour annoncer un bombardement, sanglotaient. Ensuite, je ne percevais qu’un roulement de tambour étouffé. Cela durait deux ou trois heures. Des bombes au phosphore. Paris à l’aube serait recouvert de décombres. Tant pis.
Tout ce que j’aimais dans ma ville n’existait plus depuis longtemps : la petite ceinture, le ballon des Ternes, la villa Pompéienne et les Bains chinois. On finit par trouver naturelle la disparition des choses. Les escadrilles n’épargneraient rien. J’alignais sur le bureau les figurines d’un jeu de mah-jong qui appartenait au fils de la maison. Les murs tremblaient. Ils s’écrouleraient d’un instant à l’autre. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. De ma vieillesse et de ma solitude quelque chose allait éclore, comme une bulle à la pointe d’une paille. J’attendais. Cela prenait forme tout à coup : un géant roux, aveugle certainement puisqu’il portait des lunettes noires. Une petite fille au visage ridé. Je les appelais Coco Lacour et Esmeralda. Misérables. Infirmes. Toujours silencieux. Un souffle, un geste aurait suffi pour les briser. Que seraient-ils devenus sans moi ? Je trouvais enfin une excellente raison de vivre. Je les aimais, mes pauvres monstres. Je veillerais sur eux… Personne ne pourrait leur faire de mal. Grâce à l’argent que je gagnais square Cimarosa, en qualité d’indic et de pillard, je leur assurerais tout le confort possible. Coco Lacour. Esmeralda. Je choisissais les deux êtres les plus démunis de la terre mais il n’y avait aucune sensiblerie dans mon amour. J’aurais fracassé les mâchoires de quiconque se serait permis la moindre réflexion désobligeante à leur égard. Rien que d’y penser, je me sentais pris d’une rage meurtrière. Des gerbes d’étincelles rouges me
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