La Ronde De Nuit
l’habileté de leurs démarcheurs, ils se procuraient des wagons de box-calf que la S.I.P.B.M.T. revendait ensuite douze fois le prix taxé. Costa-chesco, Hayakawa et Rosenheim avaient choisi les métaux, matières grasses et huiles minérales. L’ex-commandant Costantini opérait dans un secteur plus restreint mais rentable : verrerie, parfumerie, peaux de chamois, gâteaux secs, vis et boulons. Aux autres, le Khédive confiait des missions délicates : Lussatz était chargé de la surveillance et de la protection des fonds qui arrivaient chaque matin square Cimarosa en quantité considérable. Le rôle de Da Silva et d’Odicharvi consistait à récupérer l’or et les devises étrangères. Mickey de Voisins, Baruzzi et la « baronne » Lydia Stahl répertoriaient les hôtels particuliers où je pourrais saisir des objets d’art. Hayakawa et Jean Le Houleux tenaient la comptabilité du service. Darquier servait d’avocat conseil. Quant aux frères Chapochnikoff, ils n’avaient aucune fonction bien définie et virevoltaient de-ci de-là. Simone Bouquereau et Irène de Tranzé étaient les « secrétaires » attitrées du Khédive. La princesse Marousi nous ménageait des complicités fort utiles dans les milieux mondains et financiers. Frau Sultana et Violette Morris recevaient de gros honoraires en qualité d’indicatrices. Magda d’Andurian, femme de tête et d’action, prospectait le nord de la France et livrait au 3 bis des kilomètres carrés de toile à bâche et de lainage peigné. Enfin, n’oublions pas de citer les membres du personnel affectés aux opérations strictement policières : Tony Breton, bellâtre, sous-off de la Légion et tortionnaire avisé ; Jo Reocreux, tenancier de maison close ; Vital-Léca dit « Gueule d’Or », tueur à gages ; Armand le Fou : « Je vais les buter, les buter, tous les buter» ; Codébo et Robert le Pâle, reléguables, utilisés comme portiers et gardes du corps ; Danos « le mammouth » ou « Gros Bill » ; Gouari, « l’Américain », braqueur, travaillant à la pige… Le Khédive régnait sur ce joyeux petit monde que les chroniqueurs judiciaires appelleraient plus tard « la bande du square Cimarosa ». En attendant, les affaires allaient bon train. Zieff parlait de s’approprier les studios de la Victorine, l’Eldorado et les Folies-Wagram ; Helder créait une « Société de participation générale » qui trusterait tous les hôtels de la Côte d’Azur ; Costachesco achetait des immeubles par dizaines ; Rosenheim déclarait que « nous obtiendrons bientôt la France entière pour une bouchée de pain et la revendrons au plus offrant ». J’écoutais, j’observais tous ces forcenés. Leurs visages, sous les lustres, dégoulinaient de sueur. Leur débit s’accélérait. Ristournes… courtages… commissions… stocks… wagons… marges bénéficiaires… Les frères Chapochnikoff, de plus en plus nombreux, remplissaient inlassablement les coupes de champagne. Frau Sultana tournait la manivelle du gramophone. Johnny Hess :
Mettez-vous
dans l’ambiance
oubliez
vos soucis…
Elle dégrafait son corsage, esquissait un pas de swing. Les autres suivaient son exemple. Codébo, Danos et Robert le Pâle entraient au salon. Ils se frayaient un passage parmi les danseurs, atteignaient Monsieur Philibert, lui chuchotaient quelques mots à l’oreille. Je regardais par la fenêtre. Une automobile, tous feux éteints, devant le 3 bis. Vital-Léca brandissait une torche électrique, Reocreux ouvrait la portière. Un homme, les menottes aux poignets. Gouari le poussait brutalement vers le perron. Je pensais au lieutenant, aux garçons de Vaugirard. Une nuit je les verrais enchaînés comme celui-là. Breton les passerait à la magnéto. Ensuite… Pourrai-je vivre avec ce remords ? Pernety et ses chaussures de cuir noir. Picpus et les lettres de sa fiancée. Les yeux bleu pervenche de Saint-Georges. Leurs rêves, toutes leurs belles chimères s’éteindraient dans la cave du 3 bis aux murs éclaboussés de sang. Par ma faute. Cela dit, il ne faudrait pas croire que j’emploie à la légère les termes : « magnéto », « black-out », « donneuse », « tueur à gages ». Je rapporte ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu. Sans aucune fioriture. Je n’invente rien. Toutes les personnes dont je parle ont existé. Je pousse même la rigueur jusqu’à les désigner sous leurs véritables noms. Quant
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