La Ronde De Nuit
être sortis de L’Heure mauve , un cabaret des Champs-Élysées. Une humanité assez molle se trouvait collée autour des tables de velours rouge et sur les tabourets, devant le bar : Lionel de Zieff, Costachesco, Lussatz, Méthode, Frau Sultana, Odicharvi, Lydia Stahl, Otto da Silva, les frères Chapochnikoff… Pénombre moite. Des parfums égyptiens flottaient. Il y avait ainsi à Paris quelques îlots où l’on s’efforçait d’ignorer « le désastre advenu les jours précédents » et où stagnaient une joie de vivre et une frivolité d’avant guerre. Considérant tous ces visages, je me répétais une phrase que j’avais lue quelque part : « Un rastaquouérisme à relents de trahisons et d’assassinats… » À côté du bar tournait un gramophone :
Bonsoir
Jolie madame
Je suis venu
Vous dire bonsoir…
Le Khédive et Monsieur Philibert m’ont entraîné dehors. Une Bentley blanche attendait au bas de la rue Marbeuf. Ils ont pris place à côté du chauffeur, et je me suis assis sur la banquette arrière. Les réverbères vomissaient doucement une lumière bleutée.
— Aucune importance, avait déclaré le Khédive en désignant le chauffeur. Eddy voit dans le noir.
— En ce moment, m’avait dit Monsieur Philibert, en me prenant le bras, il y a des tas de possibilités pour un jeune homme. Il faut choisir le meilleur parti et je veux bien vous y aider, mon petit gars. Nous vivons une époque périlleuse. Vous avez de longues mains blanches et une santé très délicate. Faites attention. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas jouer au héros. Tenez-vous tranquille. Travaillez avec nous : c’est ça, ou le martyre ou le sanatorium. — Un tout petit boulot d’indic, par exemple, ça ne vous dirait rien ? me demanda le Khédive. — Très largement rétribué, ajouta Monsieur Philibert. Et parfaitement légal. Nous vous délivrerons une carte de police et un permis de port d’armes. — Il s’agit de vous introduire dans un réseau clandestin pour le démanteler. Vous nous renseignerez sur les habitudes de ces messieurs. — Avec un minimum de prudence, ils ne vous soupçonneront pas. — Il me semble que vous inspirez confiance. — Et qu’on vous donnerait le bon Dieu sans confession. — Vous avez un sourire avantageux. — Et de beaux yeux, mon garçon ! — Les traîtres ont toujours le regard clair. Leur débit s’accélérait. À la fin j’avais l’impression qu’ils parlaient en même temps. Ces essaims de papillons bleus qui sortaient de leurs bouches… Tout ce qu’ils voudraient… Indic, tueur à gages, pourvu qu’ils se taisent quelquefois et me laissent dormir. Indic, traître, tueur, papillons…
— Nous vous emmenons à notre nouveau quartier général, décida Monsieur Philibert. C’est un hôtel particulier 3 bis, square Cimarosa — Nous y pendons la crémaillère, ajouta le Khédive. Avec tous nos amis ! — Home, sweet home , chantonna Monsieur Philibert.
Quand j’entrai dans le salon, la phrase mystérieuse me revint à la mémoire : « Un rastaquouérisme à relents de trahisons et d’assassinats. » Ils étaient tous présents. Il en venait d’autres, à chaque instant : Danos, Codébo, Reocreux, Vital-Léca, Robert le Pâle… Les frères Chapochnikoff leur versaient le champagne. — Je vous propose un petit tête-à-tête, me chuchota le Khédive. Vos impressions ? Vous êtes tout pâle. Un alcool ? Il me tendait une coupe, pleine à ras bord d’un liquide rosé. — Voyez-vous, me dit-il en ouvrant la fenêtre et en m’attirant sur le balcon, je suis, à partir d’aujourd’hui, le maître d’un empire. Il ne s’agit pas seulement d’un service de police supplétif. Nous brasserons d’énormes affaires ! Entretiendrons plus de cinq cents rabatteurs ! Philibert m’aidera pour la partie administrative !
J’ai profité des événements extraordinaires que nous avons vécus ces derniers mois ! La chaleur était si lourde qu’elle embuait les vitres du salon. On m’apporta de nouveau une coupe de liquide rosé que je bus en réprimant un haut-le-cœur. — Et puis (il me caressait la joue du revers de la main) vous pourrez me donner des conseils, me guider quelquefois. Je n’ai pas reçu d’instruction. (Il parlait de plus en plus bas.) À quatorze ans, la colonie pénitentiaire d’Eysses, ensuite le bataillon disciplinaire, la relègue… Mais j’ai soif de respectabilité,
Weitere Kostenlose Bücher