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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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mille sur ce requin d’affaires ! et sur Baruzzi ! Hayakawa ! Tous les autres ! Ivanoff ? un immonde maître chanteur ! la baronne Lydia Stahl est une putain…
    Monsieur Philibert feuillette la partition. De temps en temps il bat la mesure. Les frères Chapochnikoff lui jettent des regards craintifs.
    — Voyez-vous, mon petit, reprend le Khédive — tous les rats ont profité des récents « événements » pour remonter à la surface ! Moi-même… mais ceci est une autre histoire ! Ne vous fiez pas aux apparences ! Bientôt je recevrai dans ce salon les gens les plus respectables de Paris. On m’appellera Monsieur le Préfet ! MONSIEUR LE PRÉFET DE POLICE , entendez-vous ? Il se retourne et désigne le portrait grandeur nature. — Moi-même ! En officier de spahis ! Regardez les décorations ! Légion d’honneur ! Croix du Saint-Sépulcre ! Croix de Saint-Georges de Russie ! Danilo de Monténégro, Tour et Épée du Portugal ! Je n’ai rien à envier à Monsieur de Bel-Respiro ! Je peux lui tenir la dragée haute !
    Il claque des talons.
    Le silence brusquement.
    C’est une valse qu’il joue. La cascade des notes hésite, s’épand, déferle sur les dahlias et les orchidées. Monsieur Philibert se tient très droit. Il a fermé les yeux.
    — Vous entendez, mon enfant ? demande le Khédive. Regardez ses mains ! Pierre peut jouer des heures et des heures, sans broncher ! Jamais de crampes ! un artiste !
    Frau Sultana dodeline légèrement de la tête. Aux premiers accords, elle est sortie de sa torpeur. Violette Morris se lève et valse solitaire jusqu’à l’autre extrémité du salon. Paulo Hayakawa et Baruzzi se sont tus. Les frères Chapochnikoff écoutent bouche bée. Zieff lui-même semble hypnotisé par les mains de Monsieur Philibert qui s’affolent sur le clavier. Ivanoff, menton tendu, scrute le plafond. Mais Simone Bouquereau achève de se maquiller devant le miroir de Venise, comme si de rien n’était.
    Il plaque les accords de toutes ses forces, penche le buste, garde les veux fermés. La valse est de plus en plus emportée.
    — Vous aimez, mon petit ? demande le Khédive.
    Monsieur Philibert a refermé le piano brutalement. Il se lève en se frottant les mains et marche vers le Khédive. Après un moment :
    — Nous venons d’épingler quelqu’un, Henri. Distribution de tracts. Nous l’avons pris sur le fait. Breton et Reocreux s’occupent de lui à la cave.
    Les autres sont encore étourdis par la valse. Ils ne disent mot et demeurent immobiles, à l’endroit où la musique les a laissés.
    — Je lui parlais de vous, Pierre, murmure le Khédive. Je lui disais que vous êtes un garçon sensible, un mélomane hors pair, un artiste…
    — Merci, merci, Henri. C’est exact, mais je déteste les grands mots ! Vous auriez dû expliquer à ce jeune homme que j’étais un policier, rien de plus !
    — Le premier flic de France ! C’est un ministre qui l’a dit !
    — Il y a bien longtemps, Henri !
    — À l’époque, Pierre, j’aurais eu peur de vous ! L’inspecteur Philibert ! Hou là ! quand je serai préfet de police, je te nommerai commissaire, mon chéri !
    — Taisez-vous !
    — Vous m’aimez quand même ?
    Un hurlement. Puis deux. Puis trois. Extrêmement aigus. Monsieur Philibert consulte sa montre. — Trois quarts d’heure déjà. Il doit craquer ! je vais voir ! Les frères Chapochnikoff lui emboîtent le pas. Les autres — apparemment — n’ont rien entendu.
    — Tu es la plus belle, déclare Paulo Hayakawa à la baronne Lvdia en lui tendant une coupe de Champagne. — Vraiment ? Frau Sultana et Ivanoff se regardent dans les yeux. Baruzzi se dirige à pas de loup vers Simone Bouquereau mais Zieff lui fait un croche-pied au passage. Baruzzi entraîne dans sa chute un vase de dahlias. — On veut jouer les galants ? On ne fait plus attention à son gros Lionel ? Il éclate de rire et s’évente avec son mouchoir bleu ciel.
    — C’est le type qu’ils ont trouvé, murmure le Khédive, le porteur de tracts ! on s’occupe de lui ! Il finira par craquer, mon cher. Tu veux le voir ? — À la santé du Khédive ! hurle Lionel de Zieff. — À celle de l’inspecteur Philibert, ajoute Paulo Hayakawa en caressant la nuque de la baronne. Un hurlement. Puis deux. Un sanglot prolongé.
    — Parle ou crève ! braille le Khédive.
    Les autres n’y prêtent aucune attention.
    Sauf Simone Bouquereau

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