La Sorcière
sent un poids lourd sur sa poitrine ; elle halète, croit étouffer. Ce poids descend, pèse au ventre, et en même temps à ses bras elle sent comme deux mains d'acier. « Tu m'as désiré... Me voici. Eh bien, indocile, enfin, enfin, je l'ai donc, ton âme ? — Mais, messire, est-elle à moi ? Mon pauvre mari ! vous l'aimiez... Vous l'avez dit... Vous promettiez... — Ton mari ! as-tu oublié ?... es-tu sûre de lui avoir toujours gardé ta volonté ?... Ton âme ! je te la demande par bonté, mais je l'ai déjà...
— Non, messire, dit-elle encore par un retour de fierté, quoiqu'en nécessité si grande. Non, messire, cette âme est à moi, à mon mari, au sacrement...
— Ah ! petite, petite sotte ! incorrigible ! Ce jour même, sous l'aiguillon, tu luttes encore !... Je l'ai vue, je la sais, ton âme, à chaque heure, et bien mieux que toi. Jour par jour, j'ai vu tes premières résistances, les douleurs et tes désespoirs. J'ai vu tes découragements quand tu as dit à demi-voix : « Nul n'est tenu à l'impossible. » Puis j'ai vu tes résignations. Tu as été battue un peu, et tu as crié pas bien fort... Moi, si j'ai demandé ton âme, c'est que déjà lu l'as perdue.
— » Maintenant ton mari périt... Que faut-il faire ? J'ai pitié de vous... Je t'ai... mais je veux davantage, et il me faut que tu cèdes, et d'aveu et de volonté. Autrement il périra. »
Elle répondit bien bas, en dormant : « Hélas ! mon corps et ma misérable chair, pour sauver mon pauvre mari, prenez-les... Mais mon cœur, non. Personne ne l'a eu jamais, et je ne peux pas le donner. »
Là, elle attendit, résignée... Et il lui jeta deux mots : « Retiens-les. C'est ton salut. » — Au moment, elle frissonna, se sentit avec horreur empalée d'un trait de feu, inondée d'un flot de glace... Elle poussa un grand cri. Elle se trouva dans les bras de son mari étonne, et qu'elle inonda de larmes.
Elle s'arracha violemment, se leva, craignant d'oublier les deux mots si nécessaires. Sou mari était effrayé. Car elle ne le voyait pas même, mais elle lançait aux murailles le regard aigu de Médée. Jamais elle ne fut plus belle. Dans l'œil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur qu'on n'osait envisager, un jet sulfureux de volcan.
Elle marcha droit à la ville. Le premier mot était vert . Elle vit pendre à la porte d'un marchand une robe verte (couleur du Prince du monde). Robe vieille, qui, mise sur elle, se trouva jeune, éblouit. Elle marcha, sans s'informer, droit à la porte d'un juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec précaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s'était englouti de cendre. « Mon cher, il me faut cent livres ! — Ah ! madame, comment le pourrais-je ? Le prince-évêque de la ville, pour me faire dire où est mon or, m'a fait arracher les dents 25. ... Voyez ma bouche sanglante... — Je sais, je sais. Mais je viens chercher justement chez toi de quoi détruire ton évêque. Quand on soufflète le pape, l'évêque ne tiendra guère. Qui dit cela ? C'est Tolède 26. . »
Il avait la tête basse. Elle dit, et elle souffla... Elle avait une âme entière, et le diable par-dessus. Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. Lui-même sentit une fontaine de feu. « Madame, dit-il, madame, en la regardant en dessous, pauvre, ruiné comme je suis, j'avais quelques sous en réserve pour nourrir mes pauvres, enfants. — Tu ne t'en repentiras pas, juif... Je vais te faire le grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me donner, tu le recevras dans huit jours, et de bonne heure, et le matin... Je t'en jure et ton grand serment , et le mien plus grand : « Tolède . »
Un an s'était écoulé. Elle s'était arrondie. Elle se faisait toute d'or. On était étonné de voir sa fascination. Tous admiraient, obéissaient. Par un miracle du diable, le juif, devenu généreux, au moindre signe prêtait. Elle seule soutenait le château et de son crédit à la ville, et de la terreur du village, de ses rudes extorsions. La victorieuse robe verte allait, venait, de plus en plus neuve et belle. Elle-même prenait une colossale beauté de triomphe et d'insolence. Une chose naturelle effrayait. Chacun disait : « A son âge, elle grandit ! »
Cependant, voici la nouvelle : le seigneur revient. La dame, qui dès longtemps n'osait descendre pour ne pas rencontrer la face de celle d'en bas, a monté son cheval blanc. Elle va à la rencontre,
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