La Sorcière
Girard de Marseille ; ils voulurent l'employer à relever leur maison de Toulon. Elle en avait grand besoin. Le magnifique établissement de Colbert, le séminaire des aumôniers de la marine , avait été confié aux jésuites pour décrasser ces jeunes aumôniers de la direction des Lazaristes, sous laquelle ils étaient presque partout. Mais les deux jésuites qu'on y avait mis étaient peu capables. L'un était un sot, l'autre (le P. Sabatier), un homme singulièrement emporté, malgré son âge. Il avait l'insolence de notre ancienne marine, ne daignait garder aucune mesure. On lui reprochait à Toulon, non d'avoir une maîtresse, ni même une femme mariée, mais de l'avoir insolemment, outrageusement, de manière à désespérer le mari. Il voulait que celui-ci, surtout, connût bien sa honte, sentit toutes les piqûres. Les choses furent poussées si loin que le pauvre homme en mourut 27. .
Du reste, les rivaux des jésuites offraient encore plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient les Clarisses (ou Clairistes) d'Ollioules, avaient publiquement des religieuses pour maîtresses, et cela ne suffisant pas, ils ne respectaient pas même les petites pensionnaires. Le père gardien, un Aubany, en avait violé une de treize ans ; poursuivi par les parents, il s'était sauvé à Marseille.
Girard, nommé directeur du séminaire des aumôniers , allait, par son austérité apparente, par sa dextérité réelle, rendre l'ascendant aux jésuites sur des moines tellement compromis, sur des prêtres de paroisse peu instruits et fort vulgaires.
En ce pays où l'homme est brusque, souvent âpre d'accent, d'extérieur, les femmes apprécient fort la douce gravité des hommes du Nord ; elles leur savent gré de parler la langue aristocratique, officielle, le français.
Girard, arrivant à Toulon, devait connaître parfaitement le terrain d'avance. Il avait là déjà à lui une certaine Guiol qui venait parfois à Marseille, où elle avait une fille carmélite. Cette Guiol, femme d'un petit menuisier, se mit entièrement à sa disposition, autant et plus qu'il ne voulait ; elle était fort mûre, de son âge (quarante-sept ans), extrêmement véhémente, corrompue et bonne à tout, prête à lui rendre des services de toute sorte, quoi qu'il fil, quoi qu'il fut, un scélérat ou un saint.
Cette Guiol, outre sa fille carmélite de Marseille, en avait une qui était sœur converse aux Ursulines de Toulon. Les Ursulines, religieuses enseignantes, étaient partout comme un centre ; leur parloir, fréquenté des mères, était un intermédiaire entre le cloître ci le monde. Chez elles, et par elles, sans doute, Girard vit les dames de la ville, entre autres une de quarante ans, non mariée, mademoiselle Gravier, fille d'un ancien entrepreneur des travaux du roi à l'Arsenal. Cette dame avait comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul, sa cousine, fille d'un patron de barque, qui était sa seule héritière, et qui, quoique à peu près du même âge (trente-cinq ans), prétendait bien hériter. Près d'elles, se formait peu à peu un petit cénacle d'admiratrices de Girard qui devinrent ses pénitentes. Des jeunes filles y étaient parfois introduites, comme mademoiselle Cadière, fille d'un marchand, une couturière, la Laugier, la Batarelle, fille d'un batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois de petits goûters. Mais rien n'intéressait plus que certaines lettres où l'on contait les miracles et les extases de sœur Rémusat, encore vivante (elle mourut en février 1730). Quelle gloire pour le P. Girard qui l'avait menée si haut ! On lisait cela, on pleurait, on criait d'admiration. Si l'on n'avait encore d'extases, on n'était pas loin d'en avoir. Et la Reboul, pour plaire à sa parente, se mettait déjà parfois dans un état singulier par le procédé connu de s'étouffer tout doucement et de se pincer le nez 28. .
De ces femmes et filles, la moins légère certainement était mademoiselle Catherine Cadière, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion et de charité, d'un visage mortifié, qui semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle avait plus qu'aucune autre ressenti les grands malheurs du temps, ceux de la Provence et de Toulon. Cela s'explique assez. Elle était née dans l'affreuse famine de 1709, et, au moment où une fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle de la grande Peste. Elle semblait marquée de ces deux
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