La Sorcière
événements, un peu hors de la vie, et déjà de l'autre côté.
La triste fleur était tout à fait de Toulon, de ce Toulon d'alors. Pour la comprendre, il faut bien se rappeler ce qu'est, ce qu'était cette ville.
Toulon est un passage, un lieu d'embarquement, l'entrée d'un port immense et d'un gigantesque arsenal. Voilà ce qui saisit le voyageur et l'empêche de voir Toulon même. Il y a pourtant là une ville, une vieille cité. Elle contient deux peuples différents, le fonctionnaire étranger, et le vrai Toulonnais, celui-ci peu ami de l'autre, enviant l'employé et souvent révolté par les grands airs de la Marine. Tout cela concentré dans les rues ténébreuses d'une ville étranglée alors de l'étroite ceinture des fortifications. L'originalité de la petite ville noire, c'est de se trouver justement entre deux océans de lumière, le merveilleux miroir de la rade et le majestueux amphithéâtre de ses montagnes chauves d'un gris éblouissant et qui vous aveuglent à midi. D'autant plus sombres paraissent les rues. Celles qui ne vont pas droit au port et n'en tirent pas quelque lumière, sont à toute heure profondément obscures. Des allées sales et de petits marchands, des boutiques mal garnies, invisibles à qui vient du jour, c'est l'aspect général. L'intérieur forme un labyrinthe de ruelles, où l'on trouve beaucoup d'églises, de vieux couvents, devenus casernes. De forts ruisseaux, chargés et salis des eaux ménagères, courent en torrents. L'air y circule peu, et l'on est étonné, sous un climat si sec, d'y trouver tant d'humidité.
En face du nouveau théâtre, une ruelle appelée la rue de l'Hôpital va de la rue Royale, assez étroite, à l'étroite rue des Canonniers (S. Sébastien). On dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un regard à midi, mais il trouve le lieu si triste, qu'à l'instant même il passe et rend à la ruelle son ombre obscure.
Entre ces noires maisons, la plus petite était celle du sieur Cadière, regrattier, ou revendeur. On n'entrait que par la boutique, et il y avait une chambre à chaque étage. Les Cadière étaient gens honnêtes, dévots, et madame Cadière un miroir de perfection. Ces bonnes gens n'étaient pas absolument pauvres. Non-seulement la petite maison était à eux, mais, comme la plupart des bourgeois de Toulon, ils avaient une bastide . C'est une masure le plus souvent, un petit clos pierreux qui donne un peu de vin. Au temps de la grande marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux mouvement du port profitait à la ville. L'argent de la France arrivait là. Tant de grands seigneurs qui passaient, traînaient après eux leurs maisons, leurs nombreux domestiques, un peuple gaspillard, qui derrière lui laissait beaucoup. Tout cela finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa ; on ne pouvait plus même payer les ouvriers de l'Arsenal ; les vaisseaux délabrés restaient non réparés, et l'on finit par en vendre le bois 29. .
Toulon sentit fort bien le contre-coup de tout cela. Au siège de 1707, il semblait quasi mort. Mais que fut-ce dans la terrible année de 1709, le 93 de Louis XIV ! quand tous les fléaux à la fois, cruel hiver, famine, épidémie, semblaient vouloir raser la France ! — Les arbres de Provence, eux-mêmes, ne furent pas épargnés. Les communications cessèrent. Les routes se couvraient de mendiants, d'affamés ! Toulon tremblait, entouré de brigands qui coupaient toutes les routes.
Madame Cadière, pour comble, en cette année cruelle, était enceinte. Elle avait trois garçons. L'aîné restait à la boutique, aillait son père. Le second était aux Prêcheurs et devait se faire moine dominicain (jacobin, comme on disait). le troisième étudiait pour être prêtre au séminaire des Jésuites. Les époux voulaient une fille ; madame demandait à Dieu une sainte. Elle passa ses neuf mois en prière, jeûnant ou ne mangeant que du pain de seigle. Elle eut une fille, Catherine. L'enfant était très-délicate, et, comme ses frères, un peu malsaine. L'humidité de la maison sans air, la faible nourriture d'une mère si économe et plus que sobre y contribuaient. Les frères avaient des glandes qui s'ouvraient quelquefois ; et la petite en eut dans les premières années. Sans être tout à fait malade, elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs. Elle grandit sans s'affermir. A l'âge où les autres ont la force, la joie de la vie ascendante, elle disait déjà : « J'ai peu à
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