La Volte Des Vertugadins
ne manquais pas de trouver du plaisir à sa compagnie. Pour tout
dire, il me laissait tout attendri. Je croyais me revoir à son âge,
quoiqu’alors je fusse beaucoup moins adroit que lui et, en revanche, la langue,
comme aurait dit mon père, infiniment plus « bavarde et
frétillante ».
Au bout d’une petite heure, il regarda la montre-horloge
qu’il portait en sautoir autour de son cou (luxe qui me surprit chez le fils
d’un capitaine) et me dit qu’il devait regagner son logis et qu’il me faisait
un « gand meci ». Là-dessus, s’approchant de moi, ses beaux
yeux noirs fixés sur les miens, il me jeta les bras autour du cou et se
haussant sur la pointe des pieds, il me baisa les deux joues. Puis il rougit,
comme confus de ce qu’il avait fait, me tourna le dos, rangea posément son arc
et reprit son tambour. À ce moment, assez touché de l’élan qu’il venait d’avoir
envers moi et qui m’avait d’autant plus ému de sa part qu’il avait été
jusque-là si retenu, j’obéis moi aussi à une impulsion subite et je lui
dis :
— Monsieur, plaise à vous, en souvenir de cette
après-midi, d’accepter de moi cette petite arbalète. Elle est mieux appropriée
à vous qu’à moi et vous tirez beaucoup mieux.
Il rougit de nouveau, mais cette fois de plaisir, puis la
joie s’éteignit tout soudain dans ses yeux et il me dit en bégayant qu’il se
trouvait dans l’impossibilité d’accepter, ne pouvant me donner en échange son
tambour, pour la raison que c’était un « cadeau de Papa ».
— J’entends bien, dis-je, que Monsieur de Mansan en
serait fâché…
Je vis dans ses yeux une lueur étonnée et il ouvrit la bouche
comme s’il allait dire quelque chose. Mais il dut se raviser, car il demeura
coi. Il est vrai qu’il ne parlait pas volontiers, ses difficultés de
prononciation ne lui rendant pas la tâche aisée.
— Et quant à moi, poursuivis-je, que ferais-je d’un tambour ?
Je ne sais pas en jouer et je n’ai personne en ma famille qui pourrait
m’apprendre. Monsieur, de grâce, point d’échange ! Acceptez, je vous prie,
cette petite arme, comme elle vous est donnée : du bon du cœur.
Il résista encore quelque peu, mais comme quelqu’un qui
désirait être vaincu, car ses yeux, quittant les miens de seconde en seconde,
ne cessaient de revenir à la petite arbalète que je lui tendais. Finalement, il
céda, la prit, me fit de nouveau un « gand meci » et s’en
alla.
Quand je me retrouvai avec mon père, Bassompierre et le
Chevalier, dans le carrosse qui nous ramenait à Paris (c’était le carrosse de
Bassompierre, le nôtre, qui n’était pas aussi luxueux, suivant avec nos
soldats), j’appréhendais la façon dont mon père, à tout le moins, allait
prendre le don que j’avais fait de mon bien à un garçonnet qu’une heure plus
tôt je ne connaissais pas. Aussi décidai-je de prendre les devants et de conter
devant lui, de façon divertissante, l’enchaînement des faits qui m’avaient
conduit à me défaire de ma petite arbalète. Ce que je fis, à peu près dans les
termes que l’on vient de lire, sauf que je passai sous silence la grande ire
contre mon père que son commandement d’aller jouer au jardin avait fait naître
en moi.
Le conte amusa mes compagnons de route et dès que je l’eus
fini, mon père, qui avait senti mon anxiété au sujet du don qui le concluait,
eut la bonté de me dire :
— Monsieur, vous seriez assurément à blâmer, si cette
arbalète vous avait été donnée par votre marraine, par le Chevalier ou par moi.
Mais du moment que vous l’aviez achetée de vos propres deniers, vous pouviez en
disposer à votre guise.
— Toutefois, dit le Chevalier avec un sourire, c’est
une dangereuse habitude que de généraliser cette pratique et de distribuer ses
biens autour de soi. Vous finiriez sur la paille…
— Ou bien canonisé, dit Bassompierre.
— Oui, mais cela prend du temps ! dit mon père en
riant, du moins à Rome. Car j’ose espérer qu’au ciel la procédure est plus
rapide.
Il reprit au bout d’un moment en se tournant vers
Bassompierre :
— Mais je ne savais pas que Monsieur de Mansan eût un
fils.
— Monsieur de Mansan a bien un fils, dit Bassompierre,
mais il a dix-huit ans. Ce n’est pas avec lui que Pierre-Emmanuel a joué.
— Mais avec qui d’autre alors ? m’écriai-je.
— Au château de Saint-Germain-en-Laye, dit
Bassompierre, je ne connais qu’un seul
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