La Volte Des Vertugadins
ramené de Venise pour lui servir la messe. À quoi, non sans
un petit sourire, mon père consentit.
Étant doté de grandes jambes (que la soutane allongeait
encore), de bras interminables et d’un torse d’une maigreur extrême, Fogacer
était reconnaissable de loin à sa silhouette arachnéenne et de près, à ses
sourcils noirs comme dessinés au pinceau et relevés vers les tempes, ce qui lui
donnait quelque ressemblance avec l’image que nous nous faisons de Satan.
Image, disait mon père, qui ne disconvenait pas à certains de ses hérétiques
propos, mais que démentait la bonté de son œil noisette. Nous ne l’avions point
vu depuis un an pour la raison qu’il avait suivi en Italie le cardinal
Du Perron, lequel se trouvait engagé, sur commandement du Roi, en une
négociation des plus épineuses avec le Saint-Père au sujet de Venise.
Notre carrosse fit un détour par le logis de Fogacer pour y
prendre son acolyte qui nous apparut sous les traits d’un jouvenceau joufflu,
très bouclé et très brun, qui engloutit avec allégresse sa part de notre repue,
sa bouche goûtant à notre table plus de plaisir toutefois que ses oreilles, car
il ne connaissait pas du tout le français et pas beaucoup mieux l’italien,
parlant le dialecte vénitien.
— Or çà, Fogacer ! dit mon père, la première
bouchée à peine avalée, où en est-on de cette grandissime querelle entre Venise
et le Pape ?
— Tout le mal, dit Fogacer, arquant son sourcil
diabolique, est venu de ce que les cardinaux, il y a deux ans, ont eu l’étrange
idée d’élire un pape vertueux…
— N’est-ce pas une bonne chose en soi ? dit le
Chevalier d’un air innocent.
— Point du tout. Ce qu’il faut à la chrétienté, c’est
un pape dont la vertu soit moyenne et l’expérience, grande. Au lieu que nous
avons avec Paul V un pape dont la vertu est grande et l’expérience,
petite. Raison pour laquelle il se tient si roidement aux traditions et
privilèges de l’Église catholique et se mit tout soudain à jeter feux et
flammes lorsque Venise arrêta et serra en geôle deux prêtres criminels.
— Qu’eût dû faire Venise ? demandai-je.
— Selon lesdits privilèges et traditions, les remettre
au Pape pour qu’un tribunal ecclésiastique à Rome les jugeât. Mais le Doge,
faisant valoir les droits de la Sérénissime République à juger ses propres
citoyens, s’y refusa et Paul V, en son ire, prononça l’interdit contre
Venise. Mon mignon, me dit-il en se tournant vers moi (appellation qui n’avait
pas du tout dans sa bouche la même intonation que dans celle de Bassompierre),
comme vous m’allez demander ce qu’est un interdit, je vais vous le dire.
Défense fut faite par le Pape aux clergés séculier et régulier de dire la messe
et d’administrer les sacrements sur le territoire de Venise. Eh bien, mon
mignon, qu’en pensez-vous ?
Je regardai mon père qui, d’un coup d’œil, m’encouragea à
dire mon opinion.
— Je pense que c’est une extravagance de priver tout un
peuple de sa religion pour une raison aussi petite.
— Excellent ! Excellentissime ! s’écria
Fogacer en levant au ciel ses bras arachnéens. Jeune Éliacin, la sagesse parle
par ta bouche ! Comme bien tu le penses, Venise n’en resta pas là. Le Doge
ordonna haut et fort aux clergés régulier et séculier de continuer comme devant
à dire la messe et à administrer les sacrements, et comme les jésuites, en
bloc, refusaient d’obéir, le Doge les expulsa de Venise. Furore au
Vatican ! Un cieco furore ! [9] . Le
Pape, incontinent, lève une armée. Venise aussi ! Scandale et angoisse par
toute la chrétienté !…
— Et tout cela pour deux prêtres criminels !
dis-je. Qu’importait, en fin de compte, par qui ils allaient être condamnés !
— Le bon sens même, dit Fogacer, passant sa longue main
dans ses longs cheveux d’un blanc éclatant. Ce n’est plus seulement Éliacin que
j’envisage céans, dévorant ses viandes à belles dents : c’est David qui
juge selon le droit !
— Qu’avaient fait ces deux prêtres ? dit le
Chevalier.
— L’un avait tué un homme, ce qui, il faut bien le
dire, est fort peu chrétien et l’autre, dit Fogacer avec une grimace de dégoût,
avait tâché de séduire sa nièce. Trahit sua quemque voluptas [10] .
— Et qu’en résulta-t-il ? dit mon père.
— L’arbitrage de notre Henri, suivi d’interminables
négociations. Et pour finir, une
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