L'abandon de la mésange
reine.
M. Ballard s’absenta, le temps d’aller
chercher un hot-dog, après lui avoir confié le magasin. Elle rougit, le cœur
serré d’appréhension. Micheline fit aussitôt son apparition, ce qui la rassura,
bien sûr, mais l’agaça aussi.
– As-tu vu des beaux gars ?
Élise regarda au plafond et la pria de partir.
– Je travaille. C’est quand même pas une
affaire de famille… Je veux pas que tu viennes ici tous les jours.
– Pourquoi pas ? J’ai le droit
d’acheter ma Dubble Bubble ici. T’es toute seule ?
En chuchotant, Élise lui dit que non puisqu’un
client venait d’entrer. L’homme demanda un paquet de cigarettes Export A sans
dire « s’il vous plaît » ni « merci », lança les pièces sur
le comptoir et sortit sans même un au revoir. Micheline en fut plus irritée que
sa sœur, qui l’avait salué poliment en souriant et invité à revenir.
– Je parie qu’il a été élevé à l’est du
boulevard Saint-Laurent, lui.
– Qu’est-ce que t’en sais ?
– Des cheveux Brylcreem , des fers
aux talons de ses chaussures, et deux plis de pressage sur son pantalon gris
trop court. Le genre de gars qui danse le boogie-woogie sur le bout des
pieds, tu sais, comme ça…
Micheline se tourna les pieds vers
l’intérieur, se grimpa sur les orteils, bascula son bassin vers l’avant et se
déhancha avec ridicule.
M. Ballard rentra sur ces entrefaites,
mastiquant sa dernière bouchée de hot-dog, un sourire ketchup et moutarde entre
les dents. Élise toussota et Micheline reprit une pause parfaitement détendue.
– T’as eu cent pour cent. Mon fils m’a
dit que tu l’as remercié.
Élise s’efforça de sourire puisque apparemment
elle avait été victime d’un traquenard. Micheline lui lança un regard moqueur.
– Il est étudiant, votre fils, monsieur
Ballard ?
– Il vient de finir l’École des métiers.
Il va faire mieux que son père, celui-là.
Derrière le père, Micheline fit mine de se
peigner à la Elvis et de ranger le peigne dans sa poche. Elle cessa brusquement
son manège quand M. Ballard se tourna vers elle.
– Je suis Micheline, la sœur d’Élise.
Élise aurait voulu l’étrangler, tant elle en était
honteuse.
– Venue acheter sa gomme balloune ,
tint-elle à préciser pour expliquer la présence de sa cadette.
M. Ballard lui en offrit quatre cubes que
Micheline accepta avec toute la grâce de la couventine de bonne famille qu’elle
était.
– Vous habitez Outremont, vous aussi,
monsieur Ballard ?
Élise regarda au plafond. Sa sœur était
impossible.
– Non. Plus à l’est, rue Marquette.
Micheline fit un sourire victorieux qui disait
« j’avais-raison-ma-chère-sœur-na-na-nan » tandis que M. Ballard
continuait.
– Sauf votre respect, Outremont, c’est
pas ma gang , mais c’est de là que viennent mes meilleurs clients. Ma gang ,
elle est au stade DeLorimier puis à la piscine de l’île Saint-Hélène,
ajouta-t-il, narquois.
Élise préféra baisser les yeux plutôt que de
soutenir son regard. Micheline les salua et sortit en se dandinant car elle
savait qu’Élise la regardait.
– Elle a un pétard dans le cul, ta
sœur !
Élise trouva la remarque vulgaire et n’en
comprit pas le sens. Elle préféra néanmoins l’air offensé au rire. M. Ballard
la refroidit.
– Il va falloir que tu t’habitues. Si
t’es venue ici pour me chier dessus, tu peux repartir sur ton béciq Robin Hood à trois vitesses, puis rejoindre ta gang .
Élise maudissait sa sœur de lui avoir
compliqué ainsi l’existence. M. Ballard n’ajouta plus un mot, passa dans
le minuscule réduit qui lui servait de bureau et y demeura presque tout le
reste de la journée, n’en sortant que deux fois, la première pour aider Élise à
installer un nouveau rouleau de papier dans la caisse enregistreuse, et la
seconde lorsque deux petits garçons s’enfuirent avec un popsicle ,
qu’elle offrit de payer.
– Je les connais. En été, ils me volent
un popsicle par semaine. En hiver, ils m’achètent cinq paquets de cartes
de hockey avec de la gomme, puis ils volent le sixième. Toujours le lundi.
– Pourquoi vous les laissez faire ?
Il éclata de rire.
– Parce que j’ai déjà été moi-même un
petit morveux qui volait un sucre d’orge par semaine. Puis à part ça, ils sont
pas tout seuls à aimer Maurice Richard puis Jean Béliveau. Un popsicle puis un paquet de cartes de hockey par semaine, ça va
Weitere Kostenlose Bücher