L'abandon de la mésange
pas me mettre en
faillite, puis ça les fait courir à l’école, parce qu’ils partent toujours en
se sauvant.
M. Ballard se rembrunit avant d’ajouter
qu’il connaissait leur père et que les petits gars devaient se faire brasser
les fins de semaine.
– Pas un mauvais homme, mais il a la fuse courte puis les poings nerveux. Je pense que le petit vol du lundi, c’est leur
récompense pour avoir enduré le père toute la fin de semaine.
L’été fila si rapidement qu’Élise se retrouva
en août sans avoir pu aller une seule fois à la plage d’Oka. Elle aimait y voir
l’ombre des pins chatouiller les têtards. Mais elle était si fatiguée
lorsqu’elle rentrait le soir qu’elle s’étendait pour lire ou rêvassait tout
simplement dans le jardin en regardant les oiseaux s’ébrouer dans un bassin
circulaire en ciment, envahi ici et là par une jolie mousse jaunâtre. Elle
avait mis un mois à pardonner à sa sœur son insolente visite, ne lui permettant
de revenir au magasin que si elle promettait politesse et respect.
M. Ballard ne lui avait plus jamais reparlé de l’incident, mais parfois,
en jasant, il comparait leurs deux mondes, concluant toujours en évoquant les
études de son fils qui lui permettraient de ne pas travailler à la tabagie.
Élise ne mentionna jamais qu’elle était
orpheline de père et elle parlait de ce dernier comme s’il avait encore été là.
Chaque fois qu’on la complimentait pour quelque chose, elle répondait
invariablement qu’elle avait appris cela de son père ou qu’elle avait hérité de
son talent. Jamais, depuis sa mort, il ne lui avait autant manqué. Elle aurait
eu tant de questions à lui poser, tant de poissons d’avril à piquer sur son
manteau, tant d’anniversaires à fêter. Elle aurait voulu lui raconter les
problèmes de ses clients et lui dire qu’elle aurait aimé avoir la parole facile
comme lui. Elle ne savait jamais quoi dire. Alors, elle souriait lorsque leurs
propos étaient drôles. Lorsque les questions n’attendaient pas de réponse, elle
penchait la tête de côté, faisant oui ou non sans dire un mot. « Mon mari
passe ses soirées à la taverne. Je te jure que la vie, c’est pas de la tarte,
hein ? » Élise penchait la tête. « Je pense qu’on est pris avec
Duplessis pour un bon bout de temps. » Elle penchait la tête.
« Est-ce que je rêve ou est-ce qu’il y a de plus en plus de maudits Juifs
à boudins dans le quartier ? » La jeune fille penchait la tête et
baissait les paupières.
Élise remercia M. Ballard qui, voulant
lui manifester sa satisfaction, lui avait offert une boîte de toffees dont le
couvercle portait une photographie de la reine Élisabeth II, l’air aussi à
l’aise sous sa couronne que les bonbons dans leur papier d’emballage
métallique. L’été s’achevait et Élise quittait son travail pour prendre quelques
jours de repos. Non seulement avait-elle accueilli et servi avec gentillesse
tous les clients qui avaient franchi la porte de la tabagie, mais elle avait
aussi réaménagé la présentation des étagères et nettoyé le magasin.
– Pourquoi vous vendez pas du matériel
scolaire ? Vous me dites tout le temps que l’instruction c’est important.
– J’ai déjà assez de mes petits voleurs
du lundi. J’ai pas envie d’avoir des petits morveux qui me prennent des
crayons, des effaces puis des petits calepins…
Élise lui sourit. Ce M. Ballard avait
parfois des réflexions qu’il lui faisait bon d’entendre. Elle regarda l’heure
et rangea une dernière fois le comptoir où trônait la caisse, dont elle avait
poli les appliques métalliques comme elle l’aurait fait de la plus belle argenterie
de chez Birks. Du coin de l’œil, elle vit M. Ballard pincer les lèvres et
elle se demanda sincèrement si son départ le chagrinait. Elle eut une réponse
presque immédiate lorsque son fils, Conrad, entra à la hâte, un bouquet de
fleurs à la main.
– C’est de moi, puis de mon père itou.
Élise fut si touchée par cette délicatesse
qu’elle oublia que le bouquet était misérable et elle ne remarqua pas le
malaise du père.
– Si tu t’ennuies, je te laisserai le
magasin une fois de temps en temps, quand j’irai luncher.
Elle passa à l’arrière-boutique pour prendre
ses effets et elle allait ressortir lorsque Conrad, qui l’y avait rejointe,
l’en empêcha. Il se plaça devant elle, arborant un sourire à la Elvis.
– Dis-moi que t’es
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