L'abandon de la mésange
elles se moquèrent
toutes les trois de ce prix, les connaissances d’Élise en géographie se
limitant, selon Micheline, aux noms des pays que leur père avait visités, à
ceux de leurs capitales et aux anecdotes qu’il leur avait racontées.
– Belgique, Bruxelles, Vanderchose,
yogourt ! enchaîna Élise à cette remarque.
– Angleterre, Londres, Piccadilly, drôle
de monde !
– Italie, Rome, Pie XII,
pickpockets !
– Pologne, Varsovie, rideau de fer,
Winston Churchill !
– France, Paris, gris, hôtel Scribe,
Opéra et putains !
– Micheline ! Ton père n’a jamais
dit ce mot-là de sa vie !
– Il disait « femmes de mauvaise
vie ».
– Micheline a raison ; ça veut dire
la même chose, maman. Combien il leur manquait !
Élise ne savait comment parler de ses
ambitions à sa mère. Celle-ci la voyait médecin, et sa sœur, avocate. Elle
avait décidé que cette belle journée était idéale pour s’en ouvrir.
– Est-ce que c’est normal, maman, que je
n’aie pas envie d’avoir plein de diplômes ?
– On m’a refusée en médecine, mais toi,
tu peux être médecin si tu le veux.
– Je le veux pas.
– Et pourquoi ? Les temps ont
changé.
– Pas tant que ça, maman. Dans ton temps,
on se mariait, on avait des enfants, on devenait grand-mère, puis c’était fini.
C’était ça, la vie, puis cette vie-là, moi, je l’aimerais. En fait, je voudrais
vivre comme ta mère et toi quand tu étais jeune. J’ai envie de grand air et de
campagne. Je veux plein d’enfants, un mari, puis…
– Il y a pas un seul diplôme qui peut
t’empêcher d’avoir ça, Élise. J’ai eu tout ça, plus deux diplômes…
– Je sais, je sais. Mais, dans ma classe,
on pense pas mal toutes la même chose. On est plus intéressées à se trouver un
ami de garçon qu’à se demander où et quoi on veut étudier.
Blanche proposa alors à sa fille de goûter à
la vie durant son été ; de se trouver un petit travail, puis d’aller à la
campagne pour quelques semaines.
– Ce que je comprends pas, maman, c’est
pourquoi faire de longues études si j’ai davantage envie d’élever une famille
et de rester à la maison ? Toi, par exemple, tu dis : « J’ai
été ». Tu dis pas : « Je suis ».
– Je suis maintenant mère de famille, et
la vie…
– Voilà ! C’est ça qui accroche.
Est-ce qu’on est riches, maman ?
Blanche expliqua que leur père les avait
toutes trois mises à l’abri du besoin ; que leur maison était payée et
qu’il y avait même de l’argent mis de côté pour qu’elles puissent toutes deux
faire des études supérieures.
Élise confia à sa mère qu’elle croyait lui
ressembler.
– Tu es allée au fin fond des bois. Moi,
je veux la campagne. Et n’oublie pas que c’est en réalisant ton rêve que tu as
rencontré papa.
– Et si tu ne te mariais pas, qu’est-ce
que tu ferais ? Il te faudrait bien gagner ta vie. Souviens-toi que ma
propre mère a eu besoin de ses diplômes pour nourrir ses enfants, Élise.
– À t’entendre, on croirait que les
études, c’est pour se protéger des hommes ou de l’ennui.
– Pas de l’ennui, ma pauvre Élise. De
l’abandon ou de la misère.
Élise n’avait jamais envisagé le célibat ni
l’abandon. Une peur sournoise lui mordit le ventre. Elle repoussa les mèches
qui lui tombaient sur le front, fit un sourire timoré et demanda d’une voix
fluette si elle était jolie. Blanche en fut troublée. En quelques minutes, sa
fille l’avait conduite aux portes de l’enfer, et maintenant elle était
redevenue ange. Était-ce parce qu’elle était jolie que personne ne pensait à le
lui dire ? Blanche regarda la chevelure longue et noisette, ses yeux à
elle, pâles avec un regard plus tendre que le sien, observa la ligne délicate
de la nuque et du cou et reconnut la détermination Bordeleau de sa mère en
contemplant le front et la mâchoire de sa fille. Elle demeura pourtant sans
voix, ne trouvant les mots pour le lui confirmer. Comment lui dire qu’elle
avait toujours été belle et qu’elle et son père avaient pleuré à maintes
reprises en se demandant comment ils avaient pu faire une si jolie
enfant ? Comment lui dire qu’elle devrait être prudente parce que les
hommes tourneraient autour d’elle comme des bourdons ? Comment lui dire la
vie ? Élise fit une moue et laissa tomber la main en soupirant.
– Tous les matins, maman, je me dis que
l’homme
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