Labyrinthe
souffle. « Il ne survécut à Alaïs que très peu de temps, quoiqu'il fût âgé de plus de huit cents ans au moment de sa mort. Ici, à Los Seres, avec Bertrande et moi à son chevet.
— Où, comment avez-vous vécu au cours de ces nombreuses années ?
— J'ai regardé le vert printemps céder la place à l'or de l'été, les flamboiements de l'automne aux blancheurs de l'hiver, quand je restais assis, attendant le crépuscule. Jour après jour, je me suis demandé : pourquoi ? Si j'avais su ce que serait de vivre pareil isolement, que d'être le témoin esseulé du cycle éternel de la vie et de la mort, qu'aurais-je fait de plus ? J'ai traversé cette longue vie avec le vide en mon cœur. Un vide, au fil des ans, devenu plus grand que mon cœur lui-même.
— Elle vous aimait, Sajhë, le rassura Alice. Autrement que vous, mais sincèrement et profondément. »
Un halo de paix était descendu sur le visage du vieillard.
« Es vertat. Je le sais, à présent.
— Si… »
Une quinte de toux le secoua. Des bulles de sang apparurent au coin de ses lèvres qu'elle essuya avec l'ourlet de sa robe. Baillard s'efforça de s'asseoir.
« Je l'ai écrit pour vous, Alice. C'est mon testament. Il vous attend à Los Seres, dans la petite maison qui fut jadis celle d'Alaïs et que je vous lègue aujourd'hui. »
Alice crut entendre dans le lointain le hululement des sirènes troublant la quiétude nocturne de la montagne.
« Ils arriveront bientôt, dit-elle en ravalant son chagrin. Je le leur ai demandé. Restez avec moi, Sajhë. Ne renoncez pas. »
Sajhë secoua lentement la tête.
« C'en est fini. Mon voyage s'achève ici. Le vôtre ne fait que commencer. »
Alice repoussa doucement la chevelure de neige du visage de Sajhë.
« Je ne suis pas elle, souffla-t-elle. Je ne suis pas Alaïs. »
Sajhë exhala un profond soupir.
« Je le sais. Je sais aussi qu'elle vit en vous… et vous en elle. » Il s'interrompit, et Alice se rendit compte à quel point parler le faisait souffrir. « J'aurais aimé rester plus longtemps auprès de vous, Alice. Mais de vous avoir rencontrée, d'avoir partagé ces quelques heures avec vous est plus que ce que j'espérais. »
Sajhë se tut. Les dernières couleurs s'estompèrent lentement de son visage et de ses mains jusqu'à ce qu'il n'en subsistât plus rien.
Une prière, venue des temps anciens, afflua dans sa mémoire.
« Payre sant, dreyturier de bons esperits. Ces paroles montaient naturellement à ses lèvres : Père saint, Dieu juste des bons esprits, toi qui jamais ne trompas, ni ne mentis, ni n'erras, ni ne doutas, de peur que nous ne prenions la mort dans le monde du dieu étranger – puisque nous ne sommes pas de ce monde et que ce monde n'est pas de nous – donne-nous à connaître ce que tu connais et à aimer ce que tu aimes.
Refoulant ses larmes, Alice tint Sajhë dans ses bras, cependant que son souffle faiblissait, s'amenuisait, jusqu'à cesser complètement.
Épilogue
Los Seres
D IMANCHE 8 JUILLET 2007
Il est huit heures du soir. Une belle journée d'été s'achève.
Alice va à la fenêtre et ouvre grand les volets aux lueurs obliques et orangées. Une brise légère effleure ses bras nus couleur noisette et ses cheveux rassemblés dans le dos en une simple tresse.
Le soleil est bas, cercle rouge parfait dans le rose et le blanc des cieux. D'immenses ombres obscures se découpent à proximité des pics des monts Sabarthès, pareilles à de grandes étoffes étendues pour sécher. Par la fenêtre, elle voit le col des Sept Frères et, au-delà, le pic de Saint-Barthélemy.
Cela fait deux ans, jours pour jour, que Sajhë a disparu.
Au début, Alice a trouvé difficile de vivre avec ses souvenirs. L'assourdissante détonation dans la grotte, le tremblement de terre, le visage apparu dans la pénombre, l'expression du visage de Will au moment où il avait fait irruption dans la grotte avec le capitaine Noubel.
Elle était par-dessus tout hantée par le souvenir de la lumière s'affadissant dans le regard de Baillard, ou plutôt Sajhë, nom sous lequel elle avait appris à se le rappeler. À la toute fin, elle n'y avait vu nul chagrin, seulement une expression de paix, mais cela n'allégeait pas sa peine.
Cependant, plus elle apprenait plus les peurs qui la retenaient dans ces ultimes instants se dissipaient. Le passé perdait peu à peu son pouvoir de la faire souffrir.
Elle savait que les l'Oradore avaient péri sous les
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