Lacrimae
l’autre, frôlant l’oreille de sa maîtresse en signe de tendresse.
— Arthur, je te présente Avéla. Une amie de tout temps, ma sœur de sang, ou de lait, je ne sais. Tu rencontreras bientôt son frère, Negan ; il est sur le retour, je le vois. Il est heureux. La chasse fut bonne. Nous mangerons à satiété ce soir. (Elle sourit en fermant les paupières et poursuivit :) Pour en revenir au braconnage, j’ai rencontré grâce à lui un être étonnant, un mire, que j’attendais depuis fort longtemps. Piètre chasseur, mais grand savant qui ignore encore toute l’étendue de ce qu’il sait. Peu importe.
Avéla plaqua les mains sur son visage et d’une petite voix tremblante avoua :
— Igraine, Igraine… je suis si soulagée de ton retour, j’ai prié la déesse mère tous les jours ainsi qu’Esus 3 …
— Et me voici.
— Ces années ont été…
— Chut… Ne donne pas de mots au passé. Il pourrait s’incruster. Le passé se sert de nous, de nos souvenirs, pour persister. Il y aura d’autres passés, d’autres présents, d’autres futurs. Ne t’attarde sur aucun d’eux en particulier.
Un petit rire triste lui répondit, puis :
— Je crois que je n’ai jamais vraiment compris ce que tu disais. Negan non plus, d’ailleurs.
Igraine frôla la joue pâle et tiède et promit :
— Nous allons changer cela. Il est temps. Une infusion de mauve et de verveine me ferait grand plaisir.
Avéla sauta sur l’occasion de s’activer. Tant d’émotions se mêlaient en elle qu’elle ne trouvait plus grand-chose à dire à Igraine. Pourtant, elle avait désespéré de la revoir, elle l’avait attendue chaque jour avec une douloureuse tension. En dépit de la présence de son grand frère, de son affection, de sa bravoure, elle avait eu si peur. L’ampleur de sa vulnérabilité l’avait terrorisée. Elle en avait voulu à Mabyn d’être partie, sans se défendre, en les abandonnant elle et son frère. D’autant que, depuis son départ, Negan était devenu si sombre. Sous sa coutumière gentillesse se percevait une insondable détresse, un gouffre peuplé d’ombres douloureuses. Il lui avait interdit de se rendre au village. Lui-même ne s’en approchait pas. Ils ne quittaient plus la forêt qui pourvoyait à tous leurs besoins, les protégeait parce qu’elle les connaissait depuis des siècles. Eux, et les autres avant eux.
— Elle le devait, observa Igraine comme si elle lisait les pensées de la jeune femme, qui ne sembla pas surprise. Se défendre revenait à vous condamner, vous aussi. Ils se seraient acharnés sur vous tous.
— Mais pourquoi…
— Parce qu’ils ont peur, encore plus que toi. Ils ont terriblement peur, sans savoir de quoi.
Igraine se souvint de cette épouvantable nuit, alors qu’elle reposait dans ses appartements du château de Béatrice d’Antigny, peu avant que le mire n’y soit conduit sous la contrainte, par le patibulaire Grinchu. L’effroi l’avait éveillée en sursaut. Un cauchemar ? Non. Une scène abominable qui lui parvenait avec retard. Mabyn attachée à un poteau de supplice, les flammes l’environnant, léchant le bas de son chainse maculé de sang. Ses yeux immenses semblaient fixer Igraine par-delà le temps, par-delà la mort. On lui avait rasé le crâne. Bouche close, elle hurlait dans sa tête. Elle hurlait à l’adresse d’Igraine, la suppliant, la conjurant, lui ordonnant de rentrer au plus preste. Mais le mire était en chemin, tout proche. Igraine ne pouvait partir. Elle devait l’approcher, sentir s’il était celui – ou plutôt celle – qu’elle attendait depuis une éternité. Le futur qu’Igraine souhaitait plus que tout se dessinait enfin et Druon en était le premier repère. Un futur qui lui permettrait de rejoindre son lointain passé.
Chaque infime seconde du martyre restait gravée dans sa mémoire. Elle avait vu les flammes rugir, s’élancer, posséder cette vie pour la réduire en cendres. Mabyn n’avait jamais fermé les yeux. Elle n’avait jamais cessé de hurler intérieurement, implorant Igraine de rentrer, son agonie lui important peu. Et puis, l’obscurité totale. Celle du néant.
Mabyn, sa mère, sa sœur, une rencontre décidée par le destin ? Igraine l’ignorait. Peu importait.
1 - Les châtaignes actuelles – que nous appelons marrons (alors que le marron est un fruit toxique) – sont principalement des hybrides contenant un gros fruit par bogue. Les châtaignes
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