L'affaire de l'esclave Furcy
surtout ne signez rien
quand bien même il y aurait un détachement de police devant
vous. » Ils continuèrent à marcher un peu, puis Boucher regarda
Constance : « Si vous rencontrez une difficulté, rendez-vous toujours
chez Sully-Brunet, il sait ce qu’il faut faire en cas de problèmes. Lui, tout comme moi, nous sommes convaincus que
votre frère est dans son droit à réclamer la liberté, sinon nous
ne nous serions pas chargés de cette affaire. Mais soyez discrète, et ne dites rien à personne. » Il répéta à trois ou quatre reprises qu’il valait mieux garder
le silence. À quelques mètres de là, se trouvait Duverger, instituteur à
Saint-Denis, ami de Desbassayns et de Lory. Il avait suivi toute
la conversation avec attention. Duverger était l’ancien compagnon de Célérine, et le père de Clémentine. Au commencement du mois d’octobre 1817, l’année de ses
trente et un ans, l’esclave commit donc cet acte de révolte,
mais à sa manière : tout en douceur et en courtoisie. Il n’était
pas encore question de tribunal. Il envoya une simple lettre à
Joseph Lory, elle était courte : « Je proteste contre l’atteinte
portée à ma liberté. » Il donna une série d’arguments : il était
né indien, il ne pouvait tomber en esclavage ; de plus, sa mère
avait été affranchie lorsqu’il avait trois ans, il aurait dû être
affranchi lui aussi. Il possédait tous les papiers qui expliquaient
cela. Il comptait sur la compréhension de Joseph Lory.
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Furcy savait-il à quel personnage il s’attaquait ? Son
« maître » — le plus souvent possible ce terme ne sera pas utilisé — n’était pas un simple exploitant, un de ces propriétaires
presque aussi pauvres que certains esclaves. Non, Joseph Lory
possédait des propriétés dans trois villes de l’île, certaines
étaient immenses, il en avait acheté aussi à l’île de France qui
étaient gérées par sa famille. Il avait surtout un soutien de
poids : Desbassayns de Richemont, riche sucrier qui détenait
de nombreuses habitations, il appartenait à la plus puissante
dynastie de l’île, celle qui pouvait se targuer de détenir
400 esclaves ; son habitation était l’une des rares à avoir le
droit de posséder une geôle pour punir les récalcitrants. Sa
mère, que tous les habitants appelaient, avec des accents de
révérence, « Mme Desbassayns », avait régenté l’île Bourbon
comme si elle en était la reine, maternelle et impitoyable.
Aujourd’hui, encore, à l’île de la Réunion, tout le monde la
connaît. Son nom a été donné à une belle avenue de Saint-Denis. Son portrait figure toujours dans l’habitation où elle
avait vécu jusqu’à quatre-vingt-onze ans — c’est un musée
maintenant —, elle a le regard impressionnant et dur, le regardde ces personnes habituées à tout ordonner, et des yeux bleus
magnifiques, intenses. Certains l’appelaient « la sorcière »,
d’autres, « maman ». Quant à Desbassayns de Richemont, il faisait office de
commissaire général ordonnateur de l’île, doté de pouvoirs
considérables. Avec le gouverneur, c’était la personne la plus
influente de Bourbon. Il faisait la loi avec l’appui de cinq
familles de colons ; il s’était octroyé le pouvoir de nommer, de
révoquer et de rétrograder les magistrats. Et il en usait, de ce
pouvoir. D’une manière plus ou moins éloignée, tous ces
colons fortunés avaient un lien de parenté entre eux. Et ce qui
les liait plus fermement que le sang, c’est les affaires qu’ils
faisaient ensemble ; ils se prêtaient de l’argent, et se tenaient
par les dettes. Par-dessus tout, ils n’aimaient pas ces Français
qui venaient de France se mêler de leur commerce. Entre eux,
ils étaient divisés, se haïssaient parfois, mais le métropolitain
— « le Français », disaient-ils — était leur ennemi commun,
celui qui les unissait, finalement. À la fin du XVIII e siècle, avec la famille Desbassayns en tête,
les colons de Bourbon étaient en première ligne pour déjouer
le piège de la première abolition, celle de 1794. Ils avaient
gagné haut la main, et obtenu que l’esclavage soit rétabli en
1802. Quand Lory reçut la lettre de Furcy sur laquelle le mot
« Notification » était écrit en gros, tout le monde put lire la
stupeur sur son visage. Il devint furieux, s’agita, et se mit à
crier : « Mais cet esclave, c’est ma part d’héritage. Personne
ne touchera à mon
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