L'affaire de l'esclave Furcy
bien ! Je vais le lui faire comprendre. » Lory était un négociant hors pair. Il avait su diversifier ses
activités pour ne pas dépendre d’une seule matière, et il possédait plusieurs petites plantations : girofle, muscat, maïs, café,sucre. Il achetait et il vendait. Dit comme cela, ça peut paraître
simple, mais c’était l’un des métiers les plus risqués, et ils
étaient nombreux à s’être ruinés. Le secret de Lory résidait
dans le fait de ne jamais se laisser griser par la possibilité de
gagner plus : il savait s’arrêter quand il l’avait décidé, et tant
pis s’il eût pu empocher davantage. Pour diversifier et ne
jamais dépendre d’un seul domaine, même s’il est le plus fructueux, il faut mutualiser les risques (seul l’alcool a toujours
rapporté, dans toutes les contrées). Il avait appris les langues
du commerce, du moins les mots qui suffisent pour faire de
l’argent. Il savait lire dans les yeux, il connaissait les gestes
qui emportaient la mise — il fallait par moments ajouter deux
ou trois billets, être plus généreux en poids, ou glisser un présent pour l’épouse. À l’occasion, il usait de menaces, il savait
faire aussi. Par ailleurs il ne prenait soin ni de lui ni de la
manière de s’habiller, c’était exprès : en affaires, dans la plupart des pays, il n’est pas bon d’apparaître riche ; il faut que les
clients aient le sentiment de vous rendre service. Lory sentait
les choses comme personne, par exemple ce que telle région
serait prête à payer au prix fort dans trois ou six mois. Mais
quand il s’agissait de politique, il n’y entendait rien, aussi s’arrangeait-il pour esquiver et ne pas aller directement au fond
des choses. La lettre de Furcy le troubla. Il comprit qu’il avait
affaire à un acte plus impérieux qu’une évasion. Lui, qui avait
le coup de poing facile, tenta de retrouver son calme pour
mieux appréhender la situation, puis il décida de se rendre
chez Desbassayns qui saurait comment agir, lui. Desbassayns, en homme politique, voyait plus loin que
Lory. Il voyait surtout que s’attaquer à Furcy ne serait pas suffisant. Il fallait viser et couper la main qui le soutenait : le
procureur Gilbert Boucher. Et le petit substitut Sully-Brunet.
Le commissaire général ordonnateur en avait les moyens ; soninfluence sur l’île n’avait d’égal que sa puissance financière.
C’était lui qui décidait, avec cinq autres riches familles de
colons. Les Desbassayns avaient créé un réseau dense et efficace. Les mariages, les affaires, l’administration : tout tendait
à faire main basse sur l’île Bourbon, avec des connexions sur
l’île de France. Sur les neuf enfants Desbassayns, trois épousèrent les membres d’une même famille de riches propriétaires, les Pajot : Marie-Euphrasie Desbassayns se maria avec
Jean-Baptiste Pajot, Joseph Desbassayns prit pour femme Élisabeth Pajot, et Sophie Desbassayns se lia avec Philippe Pajot.
Deux autres Desbassayns, Gertrude et Ombeline, prirent pour
époux deux Villèle, dont l’un deviendrait ministre.
La valeur moyenne d’un noir dans
la force de l’âge et attaché à la culture
( « un noir de pioche ») était de 1 500 à
2 000 francs. On estimait sa journée
de travail à 1,50 franc. Il recevait
975 grammes de riz ou un kilo de maïs ou
2 kg de manioc pour sa nourriture quotidienne (cela valait 30 centimes). Il s’habillait avec une chemise, un pantalon de
toile bleue ou une jupe de même étoffe.
Il commençait à travailler à 5 heures
du matin, déjeunait à 8 heures, dînait à
midi et soupait à 19 heures ; la durée
totale des repas était fixée à deux heures.
Les noirs prennent peu de sommeil. Si
l’on pénètre le soir dans une cabane, on y
trouvera le noir, sa commère et ses
enfants accroupis autour d’un foyer, car
ils aiment à avoir du feu, même dans la
saison la plus brûlante. Auprès de ce feu
est une marmite : un noir serait malheureux, s’il n’était propriétaire d’une petite
marmite pour y faire cuire des « brèbes »
assaisonnées à sa manière, ses pois de
Cap et son maïs.
À Bourbon, la vie est uniforme, il n’y a
guère plus de différence entre les jours
qu’entre les saisons. Cette monotonie
d’existence n’est pas contraire à la santé,
mais elle donne le malaise et l’ennui.
Extrait de l’ Atlas national Migeon ,
partie concernant l’île Bourbon, notice rédigée
par Ernest Poirée, 1842.
10
Tuer
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