L'affaire de l'esclave Furcy
d’Hubert Gerbeau, l’un des rares universitaires à s’être penché sur le sort
de Furcy, me plaît beaucoup. Et c’est dans ces souterrains que
j’ai rencontré Furcy. Dans ces archives laissées presque à
l’abandon. Je reviendrai sur les circonstances extraordinaires
qui m’ont amené à les découvrir. Depuis mars 2005, Furcy ne
m’a jamais quitté. Il m’accompagnait dans mes balades, dans
mes rêveries, le jour, au milieu de la nuit, jusque dans mon
sommeil. Je marchais de longues heures en l’ayant à l’esprit.
Les photocopies des documents restaient en permanence dans
mon sac. J’avais peur de les perdre. Je les ai lues et relues une
centaine de fois. J’ai mené une longue enquête comme s’il avait disparu hier,
comme si je pouvais le retrouver vivant. Dès que je découvrais
un élément nouveau, si mince fût-il — un lieu où il était passé,
une phrase se référant à lui... — mon cœur se mettait à battre
plus vite. Puis, je tentais de retrouver mon calme. Je me consolais des chagrins du monde en pensant à lui. Je puisais quelque
force dans son courage et sa patience. Je m’habituais à sa présence. Et il m’arrivait de m’adresser à lui. J’ai cherché à comprendre ce qui pousse un homme à vouloir s’affranchir. J’ai voulu rompre, à ma manière, ce long silence dans lequel
il était maintenu.
4
Madeleine était une esclave fidèle et soumise. Sans doute
avait-elle transmis tout cela à son fils. À près de soixante ans,
dont plus de cinquante de labeur, elle sentait que la vie était en
train de la quitter. Sa bouche avait de plus en plus de mal à
trouver l’air, une pointe au niveau des poumons l’oppressait.
Comme elle pensait sa fin proche, elle avait préparé trois
malles destinées à sa fille, Constance, et à son fils, Furcy. Le 15 septembre 1817, on la retrouva morte, un matin, vers
6 heures, elle qui ne s’était jamais levée après 5 heures. Son
visage affichait un sourire paisible. On l’enterra sans cérémonie. Dans les deux grandes malles, on trouva des vêtements,
beaucoup de vêtements qu’elle avait confectionnés et soigneusement pliés. C’étaient ses seuls biens ; elle avait un don exceptionnel pour la couture. Les meubles, une marmite et les ustensiles de cuisine appartenaient à son maître, Joseph Lory. Le
lopin de terre sur lequel elle cultivait son maïs, ses lentilles et
ses pois du Cap serait repris par son propriétaire. Elle possédait deux poules, aussi. On les donnerait à un esclave méritant.
La petite malle contenait de nombreux papiers qui formaient
un dossier remarquablement volumineux pour une personnequi ne savait pas lire. M. Lory n’en voulait pas, il était effaré
par ce qu’une telle femme pouvait conserver. « Je n’en ai que
faire de ces papiers, qu’ils aillent à sa fille ou qu’on les brûle »,
avait-il pesté, sans aucune retenue. Tout de même, Madeleine
avait servi l’habitation durant une trentaine d’années, avec
dévouement ; elle n’avait jamais montré le moindre signe de
mauvaise humeur ni rechigné à l’effort. Mais la principale préoccupation de Lory était de devoir acheter une autre esclave
tout aussi efficace ; il savait qu’on n’en trouvait pas aisément
sans y mettre le prix, et avec ces foutues lois sur la traite
des nègres, l’achat devenait compliqué. Il y songeait depuis
quelques mois déjà, lorsqu’il voyait Madeleine, essoufflée,
s’arrêter pour reprendre sa respiration. Il ne se rappelait plus
exactement son âge — peut-être cinquante-cinq ou soixante
ans —, mais il pensait alors pouvoir attendre encore un peu. Madeleine avait vu le jour en 1759, sur les bords du Gange,
à Chandernagor, en Inde. Elle avait été vendue à une religieuse
du nom de Dispense, le 8 décembre 1768 à l’âge de neuf ans.
Elle n’avait presque rien coûté : un Portugais, du nom de Faustino de Santiago l’avait cédée pour la somme de 55 roupies.
Santander, un témoin, aurait assisté à la scène et cosigné l’acte
de vente, sans qu’on sache comment elle s’était trouvée entre
les mains de ce Portugais. L’Indienne avait d’abord passé trois
ans à Lorient avec la religieuse. C’est dans cette ville froide et
austère que Madeleine s’était imprégnée des bienfaits du christianisme, et qu’elle avait perdu son joli prénom — tout le
monde l’appelait Magdalena, à Chandernagor. Alors qu’elle la
reconduisait dans son pays natal, la religieuse,
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