L'affaire de l'esclave Furcy
restât bon marché pour ne pas
brusquer les esclavagistes ? Par moments, Sarda se montrait vraiment agaçant, notamment lorsqu’il jouait au père fouettard : « Je ne suis pas content
de vous. Est-ce ainsi que vous comprenez la liberté ? Je vous
l’ai dit : sans le travail, elle ferait votre malheur. Heureusementque je suis là pour récompenser les travailleurs et pour punir
les paresseux. » Ce fut une tournée triomphale, tout de même. Pour un
homme comme lui, qui possédait l’esprit de service public
chevillé au corps, le sentiment du travail bien fait le remplissait d’une immense joie. Secrètement, il rêvait d’une reconnaissance, peut-être même d’une certaine gloire. Il y aspirait
sans en parler à personne, il se disait que son nom figurerait
dans les livres d’histoire. C’étaient toutes ces pensées qui
s’emmêlaient dans son esprit quand la lettre du ministre lui
parvint. Son heure arrivait enfin, espérait-il. La correspondance commençait par des félicitations. Elle disait : « Monsieur le commissaire général, le gouvernement a jugé que le
moment était venu de mettre un terme à la mission dont vous
avez été chargé à l’île de la Réunion, mission dont la situation
de la colonie atteste d’ailleurs que vous vous êtes acquitté avec
un dévouement et un succès que je me plais à reconnaître. »
J’imagine qu’à la lecture de ces mots, le cœur de Sarda se
gonfla de fierté, il a dû penser « Enfin ! Mon heure est arrivée. » Mais elle se poursuivait par un terrible coup de bâton. On
lui signifiait qu’un autre fonctionnaire, un capitaine de vaisseau à la retraite, allait prendre sa place, sans explication. Pour
ajouter à l’humiliation, le gouvernement lui demandait de rentrer vite par le premier bâtiment de commerce. On ne lui proposait aucun autre poste, on ne lui offrait aucune compensation. Jamais il ne s’en relèverait. Sarda-Garriga mourut dans la misère, oublié de tous. Près
d’un siècle plus tard sa tombe serait retrouvée dans un village
de province. Le 20 décembre 1945, la mairie donna son nom à une toute
petite place de Saint-Denis, non loin du lieu qui servait de
place du Gouvernement.
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Les hommes ne naissent pas libres. Ils le deviennent. C’est
ce que m’a appris Furcy. Quand j’ai entendu parler des archives
nommées « L’affaire de l’esclave Furcy », je me suis dit que
tout le monde allait se précipiter sur ce destin extraordinaire.
Vous pensez, l’un des rares esclaves à avoir porté plainte en
justice, et la procédure la plus longue : elle a duré vingt-sept
années et s’est terminée cinq ans avant l’abolition. Je ne suis
pas historien, et je sais que ma démarche est contraire à toute
recherche historique : j’observe un moment particulier du
début du XIX e siècle avec mes lunettes d’aujourd’hui. Mais à
ma connaissance, il n’y a pas pléthore de documents d’un
esclave qui a osé se rendre au tribunal, à être allé jusqu’à la
Cour de cassation. Vingt-sept années de procédures, un nom, des hommes qui
l’ont soutenu — des Justes —, d’autres qui l’ont maltraité,
emprisonné... Des documents précieux, des lettres signées par
un esclave... J’étais surpris que personne ne s’y soit véritablement intéressé. Six mois après Drouot, les textes dormaient
encore dans un bureau parisien au milieu de bibelots sans
intérêt, en attendant leur expédition aux Archives départementales de la Réunion. Quatre ans après, ils n’étaient toujours pas
classés. Alors, j’ai voulu rendre un peu justice à Furcy et lui donner
corps, si possible. J’ai pensé à ces mots de Jorge Semprun, prononcés à propos de la littérature de déportation, il affirmait :
« Sans la fiction, le souvenir périt. » J’ai pensé aussi à un roman
de Patrick Modiano qui m’a beaucoup marqué, et que je relis
souvent, Dora Bruder, dans cette histoire où l’écrivain part à la
recherche d’une jeune juive disparue en 1941, il dit : « Il faut
beaucoup de temps pour que resurgisse à la lumière quelque
chose qui a été effacé. » Il a mis plus de quatre ans à retrouver
la date de naissance de la fille, le 25 février 1926, à Paris. Je me
suis dit, voilà, c’est par le roman que Furcy va exister. Je me
suis approché doucement de lui, à l’affût de la moindre trace
qu’il aurait pu laisser, m’usant les yeux sur des textes à l’écriture illisible datant de près de
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