L'affaire de l'esclave Furcy
allés
lui demander d’attendre la fin de la récolte et les derniers jours
d’avril ; c’est sans doute pour cela que le décret d’abolition
n’avait été promulgué que le 27 avril 1849. Quant aux 60 000 esclaves, ils étaient apparemment plus
sereins. Au début en tout cas. Mais au bout de quelques jours,
l’inquiétude était montée. Trop de rumeurs couraient. À Saint-Leu, à Saint-Louis, à Saint-Pierre aussi, on parlait de tentatives
d’assassinat qui visaient Sarda-Garriga. Du coup, à chacune
de ses arrivées, le commissaire général était escorté d’une
dizaine de noirs munis de bâtons pour le protéger. Le nouveau commissaire entreprit un titanesque travail d’information auprès de la population asservie. Sa méthode, pour
éviter un bain de sang, était de faire en sorte que les esclavescontinuent à travailler pour ne pas mettre l’île en faillite. En
même temps que la déclaration de l’abolition, il avait annoncé
l’obligation de travailler pour toute la population affranchie.
Sarda avait mis en place un « Livret de travail ». On peut
penser ce que l’on veut, mais assurément cette initiative a évité
une guerre civile. Il réussit à rassurer les (anciens) esclavagistes en affirmant que le travail allait continuer et qu’ils
seraient indemnisés. Et pour ne pas les effrayer, on avait bien
insisté : « Les fortunes ne seraient pas bouleversées. » Les
noirs avaient confiance en Sarda. Pour expliquer ses intentions, Sarda-Garriga avait fait la
tournée de l’île. Dans chaque ville, des foules extraordinaires
saluaient son arrivée. Il avait commencé par Saint-Denis, puis
avait rejoint, par l’ouest de l’île, Saint-Paul, Saint-Joseph,
Saint-Leu... Chaque fois, il se posait sur la place principale et,
tel un prêcheur, il débitait son discours. Son émotion et sa sincérité ne le quittèrent jamais. Son discours est paternaliste, c’en est parfois gênant.
Comme ce qu’il disait à tout bout de champ, dès le début :
« Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la mission de vous initier à la liberté... Si, devenus libres, vous restez
au travail, je vous aimerai ; la France vous protégera. Si vous
désertez, je vous retirerai mon affection ; la France vous abandonnera comme de mauvais enfants. » Quartier par quartier, Sarda expliqua son système et répondit
à chaque interrogation, à des questions pratiques que je n’ai
jamais vues dans aucun manuel historique : Quand quitter son
maître ? Où habiter ? Où dormir ? Comment se marier ? Comment adopter un nom ? Toutes ces questions que l’on ne se
pose pas quand on naît libre et que l’on possède une identité. Certains propriétaires avaient voulu tenir leurs esclaves dans
l’ignorance de la nouvelle loi. Si le gouverneur n’avait pas faitce travail de terrain, qui les aurait informés ? Il était paternaliste, c’est vrai. De nombreux noirs l’appelaient « Papa
Sarda ». À Saint-Pierre, une foule composée d’au moins 200 personnes s’était rendue sur la place du village pour signer des
engagements contractuels avec leur ancienne habitation : ils
passaient de l’état d’esclave au statut de travailleur. Était-ce
discutable ? Sûrement. On dit que Sarda avait fait le jeu des
colons. Peut-être était-ce une transition nécessaire ? On s’était
aussi occupé des vieilles personnes, des infirmes et des orphelins. À Saint-Benoît, 2 000 noirs s’étaient assemblés sur la place
de l’Église. On n’avait jamais vu ça.
38
Sarda-Garriga avait vu Joseph Lory. Le 7 décembre 1848,
Sarda se trouvait à nouveau à Saint-Denis, il s’était rendu dans
la belle chapelle de la Rivière-des-Pluies. Et, si incroyable que
cela puisse paraître, il était allé chez Joseph Lory dont la table,
décidément, était réputée. Sarda savait-il que l’homme chez
lequel il se rendait était l’acteur principal du plus important
procès de l’île, « l’affaire de l’esclave Furcy » ? Je crois qu’il
devait penser à autre chose. « Partout, les noirs avaient besoin d’entendre de ma bouche
quelles étaient les obligations que leur imposait la liberté »,
écrirait, plus tard, le gouverneur de la République. Il affirmerait être heureux d’avoir réussi à négocier de très bas salaires.
Il serait également heureux de voir qu’aucun groupe de noirs
n’avait songé à exiger une rémunération plus importante. Fallait-il que la main-d’œuvre
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