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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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fait tourner ? La loi de fer de la mécanique des astres. « Nastassia, ai-je dit sur la tombe, tu ne peux plus m'entendre puisque tu n'existes plus, puisque nous n'avons plus d'âme, mais tu seras toujours dans la terre, les plantes, l'air, l'énergie de la nature, et je te demande pardon de t'avoir peinée en me saoulant, et je te promets de ne plus boire, et je te promets d'étudier pour comprendre la grande mécanique de la création. » J'ai tenu parole parce que je suis fort, de force prolétarienne et peut-être me remarierai-je un jour quand j'aurai fini la deuxième année d'études, car je n'aurais pas d'argent pour m'acheter des livres si je me mettais maintenant en ménage. Voilà ma vie, camarade. Je suis calme, je sais que l'homme doit comprendre et je crois que je commence à comprendre.
    Ils parlaient assis côte à côte sur un petit banc, à la porte de l'échoppe du cardeur-matelassier, au soir tombant. Romachkine, pâle et fripé, pas encore vieux, mais toute jeunesse et toute vigueur perdues – si jamais elles avaient existé en lui – et Filatov, crâne et face rasés, le visage coupé de rides symétriques, consistant comme un vieil arbre. Les marteaux des cordonniers de la coopérative Oléandra battaient doucement le cuir, les châtaigniers commençaient à s'agrandir d'ombre. N'eût été la rumeur assourdie du centre, on eût pu se croire sur une place de village, autrefois, non loin d'une rivière bordée de l'autre côté par des bois… Romachkine répondit :
    – Je n'ai pas eu le temps de penser à l'univers, camarade Filatov, parce que j'ai été tourmenté par l'injustice.
    – Ses causes, dit Filatov, sont dans la mécanique sociale.
    Romachkine se tordit faiblement les mains, puis les mit sur les genoux. Elles y furent plates et sans forces.
    – Écoute, Filatov, et dis-moi si j'ai fait le mal. Je suis presque du parti, j'assiste aux réunions, on a confiance en moi. À la séance d'hier, on a parlé de la rationalisation du travail. Et le secrétaire nous a lu une note de journal sur l'exécution de trois ennemis du peuple qui ont assassiné le camarade Toulaév, du C.C. et du Comité de Moscou. Tout est prouvé, ces criminels ont avoué, je n'ai pas retenu leurs noms et que nous importent leurs noms ? Ils sont morts, c'étaient des assassins, c'étaient des malheureux, ils sont morts suppliciés. Le secrétaire nous a tout expliqué : que le parti défend la patrie, que la guerre approche, que notre chef est menacé, qu'il faut abattre les chiens enragés par amour des hommes… Tout cela est vrai, bien sûr. Puis, il a dit : « Que ceux qui sont pour, lèvent la main ! » J'ai compris que nous devions remercier le C.C. et la Sûreté pour cette exécution, j'ai souffert, j'ai pensé : et la pitié, la pitié, personne ne songe donc à la pitié ? Mais je n'ai pas osé m'abstenir. Serais-je donc seul à me souvenir de la pitié, moi qui ne suis rien ? Prétendrais-je être meilleur que les autres ? Et j'ai levé la main, moi aussi. Ai-je trahi la pitié ? Aurais-je trahi le parti en pensée si je n'avais pas levé la main ? Que me diras-tu, Filatov, toi qui es droit, toi qui es un vrai prolétaire ?
    Filatov réfléchit. L'obscurité descendait sur eux. Romachkine, tourné vers son compagnon, eut un visage suppliant.
    – La machine, dit Filatov, doit fonctionner irréprochablement. Qu'elle écrase ceux qui se dressent sur son chemin, c'est inhumain, mais c'est la loi universelle. L'ouvrier doit connaître les entrailles de la machine. Il y aura plus tard des machines lumineuses et transparentes que le regard de l'homme traversera de part en part. Ce sera l'innocence des machines, pareille à l'innocence du ciel. La loi humaine sera pure comme la loi de l'astrophysique. Personne ne sera plus écrasé. Personne n'aura plus besoin de pitié. Mais aujourd'hui, camarade Romachkine, il faut encore de la pitié. Les machines sont remplies de ténèbres, nous ne savons jamais ce qui s'y passe. Je n'aime pas les jugements secrets, les exécutions dans les caves, la mécanique des complots. Tu comprends : il y a toujours deux complots, le positif et le négatif, comment savoir lequel est celui des plus justes, lequel celui des plus coupables ? Comment savoir s'il faut avoir pitié, s'il faut être sans pitié ? Comment le saurions-nous alors que les hommes du pouvoir perdent eux-mêmes la tête, c'est évident ? Toi, tu devais voter pour, Romachkine, autrement ç'aurait mal tourné

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