L'âme de la France
de privilèges et de prolétaires, où la liberté et l'égalité seront la propriété de tous et non le monopole exclusif d'une caste. »
Dans les campagnes, chez les idéologues libéraux, on craint ces « partageux ». Et ce d'autant plus qu'on a pu mesurer en 1830 la force révolutionnaire de Paris.
Un notable libéral, Rémusat, avouera : « Nous ne connaissions point la population de Paris, nous ne savions pas ce qu'elle pouvait faire. »
On s'inquiète de la prolifération des sociétés secrètes, de la liaison entre « républicains déterminés » et prolétaires.
En 1831, les canuts lyonnais se révoltent. Les « coalitions » (grèves) se multiplient.
La condition ouvrière est en effet accablante : « Le salaire n'est que le prolongement de l'esclavage », résume Chateaubriand. La misère, le chômage, la faim, l'absence de protection sociale, le travail des enfants et la mortalité infantile sont décrits par toutes les enquêtes. Un christianisme social – Lamennais, Lacordaire – se penche sur cette situation insoutenable.
Ces foules « misérables », entrant en contact avec les républicains, modifient la donne politique. Cette rencontre entre le social et la République est encore une exception française.
Après la révolte des canuts, on peut lire sous la plume de Michel Chevalier : « Les événements de Lyon ont changé le sens du mot politique ; ils l'ont élargi. Les intérêts du travail sont décidément entrés dans le cercle politique et vont s'y étendre de plus en plus. »
Cette présence ouvrière et sa jonction avec les républicains terrorisent les notables, les modérés, les propriétaires – et, à leur suite, la paysannerie.
« La sédition de Lyon, écrit Saint-Marc de Girardin dans Le Journal des débats , a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie, comme toutes les autres sociétés : cette plaie, ce sont ses ouvriers. Les barbares qui menacent la société sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ; c'est là qu'est le danger de la société moderne. Il ne s'agit ici ni de république, ni de monarchie, il s'agit du salut de la société. »
Et Girardin de lancer un appel à l'union :
« Républicains, monarchistes de la classe moyenne, quelle que soit la diversité d'opinion sur la meilleure forme de gouvernement, il n'y a qu'une voie portant sur le maintien de la société ! »
Mais ce discours d'ordre, d'intérêt, de raison, prônant l'unité de tous ceux dont les intérêts sociaux convergent, même si leurs préférences politiques divergent, se heurte à la passion républicaine, à la nostalgie révolutionnaire ravivée par la misère, la répression, l'autoritarisme d'un pouvoir qui ne réussit pas ou ne tient pas à s'ouvrir, à concéder des avantages aux classes les plus démunies, mais qui, au contraire, avec Guizot en 1836, s'insurge contre les revendications des « prolétaires » :
« Nous sommes frappés de cette soif effrénée de bien-être matériel et de jouissances égoïstes qui se manifeste surtout dans les classes peu éclairées. »
Ce sont en fait, selon les mots de Victor Hugo, les « misérables » qui « meurent sous les voûtes de pierre » des caves des villes ouvrières.
Et Guizot, pour contenir cette révolte qui couve, de suggérer :
« Croyez-vous que les idées religieuses ne sont pas un des moyens, le moyen le plus efficace, pour lutter contre ce mal ? »
Cette attitude répressive et aveugle du pouvoir, que les « scandales » et la corruption délégitiment un peu plus, favorise l'amalgame entre républicains, mouvement, revendications sociales et même anticléricalisme. C'est là un trait majeur de notre histoire.
Et puisque les revendications partielles ne sont pas entendues, que le souvenir de la Révolution revient hanter les mémoires, le « mouvement » remet en cause toute structure de la société, comme le perçoit bien Tocqueville, qui note en janvier 1848 :
« Il se répand peu à peu, dans le sein des opinions des classes ouvrières, des idées qui ne visent pas seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, à l'ébranler des bases sur lesquelles elle repose aujourd'hui. »
Et d'ajouter :
« Le sentiment de l'instabilité, ce
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