L'Américain
n’osant parler à personne de ce mal qui me faisait craindre que ma vraie nature ne soit mise au jour. Il fallait en effet que je fusse androgyne pour être atteint d’un cancer qui, à ma connaissance, n’était réservé qu’aux femmes.
Il ne faisait aucun doute que je tournais mal. Mon corps se recouvrait de fourrure, comme celui de grandpa, mon grand-père paternel. Jusque sur le dos et les épaules. Je devenais la preuve vivante que l’homme descend du singe à poil long. J’aurais accepté ma condition si, dans le même temps, ma silhouette ne s’était féminisée. Je prenais des formes. Des seins, des cuisses, des fesses. Le tout, velu.
Je devenais, du coup, très pudique et, par exemple, ne quittais plus ma chemise à la plage. Un jour, lors de vacances bretonnes, mon cousin Éric s’exclama, en me surprenant nu dans la chambre que nous partagions :
« Mais tu as un vrai corps de femme ! »
Cette phrase me hanta longtemps. D’autant que j’avais souvent tendance, et c’est encore le cas aujourd’hui, à me comporter comme j’imaginais, sans doute un peu vite, qu’une femme se comportait. Je pissais assis sur la cuvette. J’aimais faire la cuisine. Je ne connaissais rien au football. Je pleurais au cinéma. Je me laissais marcher sur les pieds. Je lisais énormément.
Si je ne voulais pas devenir bientôt une de ces femmes à barbe qu’on exhibe dans les fêtes foraines, il me fallait réagir sans attendre. En finir avec la trique perpétuelle. Discipliner les désirs qui me bouffaient vivant. Consulter un spécialiste. Suivre un traitement.
Mais je ne savais pas comment procéder à des examens médicaux sans que mes parents soient au courant. Je redoutais que maman ne fût catastrophée d’apprendre qu’elle avait mis au monde un hermaphrodite. Elle aimait les hommes virils, à l’image de papa. Quant à mon père, je ne supportais pas l’idée qu’il puisse rigoler de mon état et me rappeler qu’il m’avait assez mis en garde contre les dangers que mes douteuses pratiques faisaient courir à mon équilibre hormonal.
Je manquais d’hormones, c’était ça. D’hormones mâles. Un jour, je m’étais laissé dire, par Dieu sait qui, que la farine de germe de blé pouvait aider le corps à en fabriquer. C’est à cette époque-là que je pris l’habitude d’engloutir deux ou trois bols quotidiens de Germalyne des moines de l’abbaye de Sept-Fons, tout en commençant à courir et à couper du bois.
Mon cancer se tassa.
À tout hasard, pour n’être pas pris en traître par la maladie, je décidai de travailler d’arrache-pied à mon œuvre complète. Peut-être étais-je condamné à mourir jeune comme Jeanne d’Arc, sainte Thérèse, Pic de La Mirandole, Franz Schubert, Théodore Géricault et tous les génies de ma trempe. Je ne pouvais prendre de risques. La postérité m’attendait.
Quarante ans et quelques pauvres livres plus tard, autant dire que la postérité s’est lassée de m’attendre. Mon cancer, lui, se porte assez bien. Mieux, en tout cas, que mon œuvre complète. Mais il n’a pas repris sur l’excroissance au sein que j’ai dite. Ni sur la protubérance d’une veinule de mon testicule gauche qui, à l’époque, m’inquiéta beaucoup. Pas davantage sur le kyste graisseux qui, au même moment, élut domicile sur ma nuque. Autant d’alertes qui en ce temps-là me terrifièrent et pourrirent mes nuits d’adolescent masturbateur.
Je ne sais ce qui l’a creusé, mais j’ai depuis lors toujours le même vide en moi que rien ne comble jamais. Je ne sais pas m’arrêter de lire, de travailler, d’aimer ou de manger. Mes repas sont à peine commencés qu’ils se terminent déjà et je ressens, chaque fois que j’enfourne la dernière goulée, comme un atroce déchirement. Je suis comme quelqu’un à qui l’on retire toujours le pain de la bouche. Si j’étais riche, je crois que je mangerais tout le temps.
Cette boulimie, je l’ai héritée aussi de ma grand-mère américaine et paternelle, Frances, née Proudfoot. Il y a, dans chaque lignée, une branche qui prend l’ascendant sur les autres et impose à toute la descendance sa physionomie ou ses traits de caractère. Tels étaient les Proudfoot. Ils digéraient et remodelaient à leur façon toutes les familles qui avaient le malheur de s’allier à eux. Comme mes frères et sœurs, à une exception près, j’ai de grandma le cul bas, la démarche chaloupée, des grandes dents
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