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L'Américain

L'Américain

Titel: L'Américain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Franz-Olivier Giesbert
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chef et sa tête de Turc, qui suivait le déroulement des opérations de loin, sur son navire amiral, des boules de coton dans les oreilles, pour que, surtout, ses tympans ne soient pas abîmés.
    Ça secouait beaucoup dans le chaland d’embarquement, et il est probable que papa dégobilla un peu de bile et de salive, s’il lui en restait encore, avant de sauter dans la mer pour faire les derniers mètres à pied.
    La mer était rouge. Une des rares choses qu’il m’ait dites lui-même sur sa guerre est qu’il a marché vers le rivage, sous le feu de l’ennemi, dans une eau de sang. Il avançait comme tous les autres, en grelottant jusque dans la moelle des os, la bouche ouverte, l’œil éteint et l’expression d’étonnement stupide de certains morts sur leur lit. C’est à ce moment-là qu’il a dû faire dans son froc, une autre confidence qu’il m’a glissée le soir où nous avions décidé, maman et moi, d’aller voir, en dépit de ses objurgations, Le Jour le plus long de Darryl F. Zanuck au Studio-Venise, à Elbeuf. Alors que nous étions sur le pas de la porte, il avait tenté, une dernière fois, de nous dissuader :
    « On ne devrait pas avoir le droit de montrer le débarquement au cinéma. C’est indécent.
    — Mais c’est de l’Histoire, dis-je. Presque de l’Histoire ancienne.
    — Non, c’est du blasphème envers tous ceux qui sont morts au combat. Un film ne dira jamais la vérité : pendant le débarquement, on se chiait et on se pissait dessus de trouille. Oui, tous. Moi le premier. »
    Les morts relâchant leurs sphincters après leur dernier souffle, j’ai compris, ce soir-là, que mon père était mort, le jour du débarquement. Bien sûr, ça ne l’empêchait pas de vivre. Mais mourir n’a jamais empêché personne de vivre.
    Le 6 juin 1944, le monde n’était plus qu’un grand fracas. Papa était assailli de tous côtés par le bruit des rafales, des bombes et du vent qui gueulait ses injures. Sans oublier les cris des blessés. Couchés ou accroupis, dans l’eau ou sur le sable, ils appelaient au secours mais n’intéressaient plus personne.
    Papa est revenu à moitié sourd de la guerre. À cause, disait-il, du bruit des obus, pendant le débarquement. Je crois plutôt que c’est à cause des hurlements de ses camarades blessés, qu’il a laissés derrière lui, et qui, des années après, lui crevaient encore les tympans. Il s’en voudrait toujours d’avoir suivi les ordres. De ne pas s’être arrêté. De ne pas s’être attendri.
    Il ne désobéit qu’une fois. À peine descendu du chaland, mon père vit une main qui demandait de l’aide, au milieu des flots. Il alla dans sa direction et la prit. Mais il n’y avait rien au bout. Juste du jus de sang.
    À d’autres que moi, il a raconté plusieurs histoires de ce genre. À ma mère, quand ils s’aimaient. À mon frère Jean-Christophe, son fils préféré, le seul de ses cinq enfants avec qui il ait eu de vraies conversations. À ses vieux copains de l’Art Institute, Ralph et Bob, qu’il revoyait à l’occasion et qui m’ont dit, eux aussi, qu’il n’avait plus été le même depuis le débarquement. Qu’il était resté toute sa vie en état de choc, à peine capable de sourire, blessé au vif de l’âme d’avoir survécu en laissant derrière lui les carcasses mourantes de tant d’amis.
    Quand il arriva sur la plage, à Omaha Beach, il était dans les 9 h 30. Papa tomba d’abord sur un copain fermier du Nebraska, la tête pleine de gelée de groseille, avec deux grands yeux blancs plantés au milieu. Le copain geignait, à genoux, des phrases gluantes de sang où il était question de son enfant qui allait naître à l’automne et pour lequel il se faisait du souci. Mon père n’eut le temps que de lui jeter quelques bonnes paroles et dut passer son chemin. La guerre n’attend pas.
    Un peu plus loin, il aperçut un autre ami, un pianiste juif de New York. Le malheureux recherchait frénétiquement dans le sable, sur trois pattes, le bras qui lui manquait. Mon père ne lui proposa pas de l’aider. C’était interdit et il avait trop à faire.
    Ensuite, il vit un troisième camarade qui se tenait les boyaux à pleines mains, de peur de les perdre, en attendant des secours qui ne venaient pas. Ils étaient, ce jour-là, plus débordés encore que le Seigneur et ses saints réunis.
    Pas question de ralentir. L’armée américaine tentait de noyer les lignes allemandes sous

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