L'Américain
et la bouche charnue que je me suis longtemps efforcé d’affiner, sur les conseils de mon grand-père.
Il disait qu’on est responsable de son visage et me recommandait, « pour le sculpter », de presser régulièrement mon nez entre deux doigts, méthode que j’utilise encore aujourd’hui. C’était sa façon à lui de lutter contre la toute-puissance des Proudfoot qui, avec leurs voix fortes et leur sans-gêne, l’avaient toujours horripilé.
À en croire la légende familiale, les Proudfoot étaient arrivés aux États-Unis sur le Mayflower . Des Américains de la première heure, ils gardaient la bestialité faussement aristocratique. De là à les supposer mâtinés d’Indiens, il y avait un pas que grandpa franchissait volontiers, au grand désespoir de grandma dont la dégaine, tête penchée et bras ballants, lui donnait des allures d’Iroquoise.
Les Proudfoot ne se mouchaient pas du coude. Ils aimaient l’argent, les arts et la vieille Europe. Ils avaient des tripotées d’usines, d’enfants et de résidences secondaires. Yankees, ils abominaient le Sud, même un siècle après que furent éteints les derniers feux de la guerre de Sécession.
Chaque fois que grandma essayait de la ramener avec son arbre généalogique où figuraient, paraît-il, Winston Churchill et Andreas Hofer, l’aubergiste qui mena la résistance du Tyrol contre Napoléon, elle s’attirait les risées de papa et de son mari. C’était tout ce qu’elle avait trouvé pour se valoriser, la reine de la tarte aux pommes. Je me souviens de l’avoir vue pleurer à grosses larmes parce que mon père avait refusé avec grossièreté le livre qu’elle lui offrait, où était consignée la généalogie des Proudfoot, avec leurs armoiries.
« Tu peux le garder, lui avait-il dit. J’ai déjà tout ce qu’il faut comme papier-cul. »
Papa était au moins d’accord sur un point avec la Bible : « Tu es poussière et tu retourneras poussière. » Il remplaçait juste le mot poussière par le mot merde. Il prétendait que c’était plus parlant parce que la merde vit en nous et qu’elle nous donne, chaque jour, aux toilettes, un pressentiment complet de ce qui nous attend, tôt ou tard. Elle ne ment jamais, disait-il : on a beau l’affubler de titres, de blasons ou de médailles, elle reste toujours de la merde.
« Je ne reconnais plus ton pauvre père, sanglotait grandma en me serrant dans ses bras. C’était un garçon tendre et drôle quand il est parti à la guerre. Une crème d’homme. Il en est revenu sombre et coléreux. Toujours à broyer du noir. La guerre m’en a fait quelqu’un d’autre. »
Pour être plus précis, ce n’était pas toute la guerre qui l’avait changé à ce point-là, mais, je crois, une seule journée : celle du 6 juin 1944.
10
La vérité de l’héroïsme, c’est d’abord son odeur. Le 6 juin 1944, jour du débarquement allié sur les côtes normandes, papa sentait le vomi. Il en avait partout, sur les mains, les manches et même dans le cou. Il venait de passer des heures, sur son bateau, à rendre tripes et boyaux dans son casque. On lui avait dit que c’était à cause du mal de mer. Mais il savait bien que c’était la faute au mal de guerre.
Il n’aimait ni la mer ni la guerre, papa. Et il se trouvait dans les deux en même temps. Le vent hurlait, un hurlement de gouffre, et le ciel tremblait de peur sous les coups de canon quand mon père descendit de son bateau, par les filets d’assaut, dans le chaland d’embarquement. Je souris rien que de l’imaginer, lui si pataud, avec tout son barda. Le gilet pneumatique, le masque à gaz, les armes et les rations. Sans parler, même si c’était plus léger, bien sûr, des préservatifs de rigueur. J’imagine aussi son rictus quand le gradé de service hurlait dans les haut-parleurs du navire qu’il quittait, avec ses camarades :
« Que Dieu vous bénisse !... Rentrez-leur dedans !... Nous mourrons sur le sable de notre France chérie, mais nous ne retournerons pas !... Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié... »
Quand il mit le pied sur le chaland d’embarquement où de pauvres gisants, bouffés par le mal de mer et déjà plus morts que vivants, se laissaient recouvrir par les vagues, je suis sûr que papa n’aimait plus personne. Sûrement plus lui-même, déshonoré qu’il se sentait d’éprouver une telle frousse. Encore moins le général Omar Bradley, son
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