L'amour à Versailles
« bonnes âmes », essentiellement masculines, qui la font sauter sur leurs genoux en attendant plus, et depuis peu les salons parisiens puisque sa marraine, Mme de Neuillan, qui l’a recueillie, fréquente les hautes sphères de la capitale et y présente la petite tout juste sortie du couvent. On s’y moque d’elle, de son manque de manières, de sa naïveté, on rappelle en murmurant ses origines gueuses, pire, protestantes, les dernières mésaventures du père, les frasques du grand-père, l’audacieux Agrippa d’Aubigné, la déchéance de toute la famille. Jusqu’ici, l’existence de Françoise d’Aubigné est digne d’un Victor Hugo ou de Sans famille d’Hector Malot. Mais la pure oie blanche se dépêche de perdre son innocence, et setransforme de candide Cosette… en Mme de Merteuil ! Dans les salons, elle apprend à se taire, écoute, observe, n’oublie rien, sur personne. Elle a de l’esprit mais un esprit très différent de celui, par exemple, de Mme de Montespan : avec elle pas de bon mot, pas d’éclat, mais des manigances, des phrases lapidaires, assassines et terriblement justes.
A Paris, à peine sortie des pieux jupons de sa protectrice, elle fait la connaissance de Ninon de Lenclos, une des libertines les plus scandaleuses du siècle. Indépendante et cultivée, Ninon est aussi ce que l’on appelle un « tempérament », une Carmen qui a des amants à la douzaine, ne croit en personne sauf en elle, ne se refuse rien, ni homme, ni femme. Question aventures, elle peut s’enorgueillir de rivaliser avec Louis XIV ! Ses liaisons sont le plus souvent passagères, une nuit, rarement plus de quelques mois, on lui en prête des centaines, jusqu’à l’âge de soixante-dix-sept ans ! Elle prend sous son aile la petite et, de ses mains expertes que ses amants ont tant vantées, se charge de faire de la fillette une « vraie femme ». Avec elle, Françoise est à bonne école. Elle lui apprend l’art de bien paraître en société, celui de satisfaire les hommes sans oublier de prendre du plaisir : Françoise est une élève douée et appliquée qui devient une rouée modèle en moins de temps qu’iln’en faut pour le dire. J’imagine les deux femmes dans le salon coquet de la rue des Tournelles, la jeune faisant la lecture à la plus âgée d’un de ces savoureux romans lestes dont les XVII e et XVIII e siècles regorgent, celle-ci lui disant « arrête » ou « qu’as-tu retenu? » et, quand la lecture devient monotone ou au contraire ne suffit plus, elle s’approche d’elle et elles donnent chair aux fantasmes que leur a inspirés le papier. Ainsi à seize ans Françoise est-elle probablement toujours vierge, mais elle en sait plus sur le plaisir féminin que bien des femmes mariées.
Mais le beau temps des amours féminines passe : il faut marier Françoise. Mme de Neuillan se désespère : la fille est jolie, certes, mais qui voudrait d’une misère pareille, d’une jeune femme qui n’a ni dot, ni nom et dont les fréquentations sont plus que douteuses? Neuillan, toute dévote qu’elle est (et sans doute servit-elle de modèle de piété à Mme de Maintenon vieillissante), a de la suite dans les idées. Elle présente sa filleule à l’écrivain Scarron sous le prétexte de le documenter sur les Antilles où Françoise a séjourné. Le bonhomme est un original, un esprit libre qui n’a que faire des noms, des fortunes ou des réputations, dont les oeuvres, à commencer par le Roman comique , sont suffisamment salées pour qu’on puisse penser qu’une fille éduquée par Ninon de Lenclos lui soitde bon augure. Il a à l’époque quarante-deux ans, ce qui suffirait à en faire un barbon pour la jeune Françoise mais, qui plus est, il est perclus de rhumatismes, ne se déplace qu’en chaise roulante, n’a plus de dents et la peau couverte de boutons qui pourraient bien être ceux de la vérole. Le monstre est séduit par la jeune fille, son esprit et sa beauté, et, contre toute attente, la bête plaît à la belle : ils se marient.
Avant la nuit de noces, lorsque les invités se retirent, Scarron fait une promesse : « Je ne lui ferai pas de sottises, mais lui en apprendrai beaucoup. » Au cas où Ninon de Lenclos aurait négligé quelques chapitres, Françoise est dotée d’un nouveau précepteur ès gauloiseries. De son côté, elle déclare : « J’aime mieux l’épouser que le couvent. » Voilà bien un mariage de raison ! Celui-ci toutefois dure sans heurt
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