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L'amour à Versailles

L'amour à Versailles

Titel: L'amour à Versailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alain Baraton
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établis, porte chignon, lunettes et rouge à lèvres fatigué. Assise près de son compagnon qui a refusé poliment la chaise que je lui ai proposée, elle contemple ses ongles d’un air mauvais,semblant s’écrier intérieurement : « Fais-lui payer à ce cochon-là », car la dame, malgré ses vêtements de marque, est un tantinet vulgaire. Je sens que cet après-midi du milieu des années 1980 va être longue.
    L'homme poursuit : « Nous venons nous plaindre de l’un de vos hommes. » Je connais tous les membres de mon personnel et il n’y en a pas un que je ne protégerais contre un couple de bourgeois offusqués. Je feins la surprise et lui demande de m’expliquer l’objet de son ressentiment. Le cadre en goguette se rengorge et claironne sur un ton épique : « J’étais avec mon amie et nous nous aimions follement, lorsque l’un de vos jardiniers nous est tombé dessus. » Ce genre d’affaire était, à cette époque, assez fréquent si bien que je lui débite le couplet habituel :
    « Vous savez, mes hommes ne sont pas toujours délicats, mais c’est une question d’ordre public : si vous n’étiez pas seuls, si l’endroit n’était pas suffisamment secret, il est tout à fait normal qu’un jardinier intervienne pour vous interrompre. Vous n’auriez pas aimé être surpris par d’autres visiteurs, n'est-ce pas ? »
    Comme souvent en de telles occasions, l’homme baisse la tête, rêveur, et continue dans un soupir :
    « Il n’y avait que nous ! Et ce n’est pas de nous avoir surpris, que je reproche à votre homme, maisde nous être tombé dessus. Comprenez bien : il est tombé du ciel ! »
    Aucun de mes gars n’étant muni d’ailes, je demande avec étonnement la description du jardinier volant, pour apaiser l’affaire d’abord, mais surtout pour avoir, par la suite, sa version de l’histoire. L'intéressée, d’une voix de fumeuse, me fournit le portrait détaillé d’un homme d’une trentaine d’années, un peu râblé, brun et portant une petite moustache, vêtu d’un bleu de travail. Sa description est si précise que je me dis que les femmes ont décidément le sens de l’observation. J’assure que « le nécessaire sera fait », leur fait promettre de batifoler plus discrètement la prochaine fois et les raccompagne jusqu’à la porte. Ils partent main dans la main, elle chaloupant d’aise et lui la démarche raide comme s’il souffrait d’une sciatique ou d’un torticolis.
    Cinq minutes plus tard, le jardinier est dans mon bureau. Nous rions tous les deux quand je lui relate la mésaventure qui vient de m’arriver et j’ai ri plus encore quand il m’a raconté la scène à laquelle il a assisté et même participé. Depuis quelques semaines, il a remarqué ce couple « bien sous tous rapports et dans toutes les positions » qui vient s’ébattre joyeusement dans le bosquet du Labyrinthe, à côté du Petit Trianon. Il n’est pas voyeur, mais la dame est jolie et le printemps, cetteannée-là, suffisamment clément pour que son service lui laisse du temps libre. A cinq heures, il a fini toutes ses tâches et c’est précisément le moment qu’ont choisi les deux amants pour convoler. Ne voulant pas les gêner en les surprenant (c’est ce qu’il a essayé de me faire croire), mon homme grimpe sur un arbre et du haut de sa branche admire un autre genre d’escalade. Il est vrai que dans ces moments-là, on pense à regarder autour de soi, mais rarement au-dessus. Comme il est perché assez haut et qu’il a, me confesse-t-il, le goût de certains détails, il se penche en avant pour ne rien perdre du spectacle, sciant ainsi la branche sur laquelle il est assis. Les jardiniers sont rarement équilibristes : il tombe la tête la première et les bras en croix, entamant une chute qui ne dure que quelques secondes mais qui lui laisse le temps de voir la mine horrifiée de la belle, hurlant de peur plus que de plaisir. Le jardinier volatile atterrit violemment sur le dos de l’amant offrant à sa compagne un coup de rein mémorable qui valut à la dame un souvenir inoubliable, à l’homme un joli mal de dos et à mon jardinier une belle frousse.
    L'histoire est remarquable, mais elle est loin d’être la seule. J’ai fait mes statistiques : entre ma première année au château, en 1976, et le milieu des années 1990, il ne se passait pas une journée sans que j’assiste à un, voire trois ou quatre accouplements,sans compter les bêtes, bien entendu.

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