L'Amour Et Le Temps
torpeur, puis à nouveau de fièvre, de délire. Il parvient à rendre charnelle, aux yeux du lecteur subjugué, cette abstraction qui, si furieusement et si longuement, va s’emparer de la capitale et des provinces, violenter le destin de tout un peuple, le jetant tour à tour vers les cimes du dévouement, de l’héroïsme, du sacrifice, d’une foi sans dieu mais absolue, et vers les ravins de l’effroi et de la haine – entités mortelles sinistrement enlacées.
Pour approcher au plus près puis évoquer, aussi bien dans leur élan chaotique que selon leur logique souvent souterraine, les temps apocalyptiques marqués tout ensemble par l’agonie de l’Ancien régime et par l’accouchement sanglant d’un monde nouveau (dont ceux-là même qui l’appellent alors de leurs vœux ne savent en fait comment il pourra – ni s’il pourra – prendre forme), Robert Margerit, en artiste accompli, a choisi un dessein qui allie avec bonheur la perfection d’une rare maîtrise et le jaillissement d’une inspiration profonde et sans faille. Ainsi a-t-il pris le parti de situer la source de son roman dans un lieu qui lui était, depuis sa jeunesse, familier par excellence : ce hameau de Thias qui avait abrité les ancêtres de son épouse depuis le siècle de Louis XVI , cette demeure tout imprégnée de leur souvenir, et où des papiers de famille gardaient trace personnelle et tragique des événements révolutionnaires – tant à Paris qu’en Limousin.
Nous participerons donc sous les ombrages de Thias, avec les bourgeois du village : les Montégut, les Dupré, les Mounier, les Delmay, les Naurissane, les Reilhac, puis dans les demeures et sur les places de Limoges, à la naissance incertaine des inquiétudes et des espoirs que la préparation des États-Généraux de 1789 va permettre d’exprimer. Et c’est avec les trois héros du roman – la belle et douce Lise entourée de ses deux bien-aimés : son mari Claude Mounier, élu du Tiers aux États-Généraux ; et l’homme auquel elle a dû renoncer et qu’elle chérit en secret, l’apprenti mercier Bernard Delmay, futur officier auprès de Jourdan au bataillon des Volontaires de la Haute-Vienne –, c’est avec ce jeune équipage que nous nous enfoncerons progressivement dans le dédale, de plus en plus tumultueux et ardent, de l’histoire révolutionnaire.
Les innombrables péripéties de cette histoire, nous les verrons se dérouler d’abord par les yeux de Claude : décrites et analysées par la pensée d’un homme ambitieux, mais malgré cela généreux et lucide, associé de tout son être à l’action commune. Et il nous sera donné ainsi de mesurer l’écart de plus en plus désolant, puis de plus en plus effrayant, qui se creuse – jusqu’à devenir gouffre – entre les bonnes intentions initiales (cette quête inouïe de liberté, de justice et de fraternité que définit d’emblée la Déclaration des Droits de l’Homme) et l’ enfer d’angoisse et de crime vers quoi les détournent l’incapacité des uns, la trahison des autres, les ruses machiavéliques et pourtant vaines, la névrose et le délire du fanatisme, l’escalade enfin, vertigineuse, de la peur, de la haine et de la violence, dans un défilé confondant de massacres et de supplices qui alimente indifféremment l’appétit de l’inlassable guillotine et celui de la Guerre majuscule – menée tant aux frontières qu’au cœur même du pays.
Cette guerre – ces guerres plutôt –, c’est l’autre jeune Limousin, Bernard, qui nous en donnera les clés. De même qu’à suivre Claude Mounier, nous sommes amenés à partager la vie publique et privée de ses amis – Desmoulins, Robespierre, Danton, Pétion, Saint-Just, et tant d’autres moins célèbres mais non moins attachants –, de même que son amitié avec Barnave lui donne, et nous donne, accès à l’intimité du malheureux Louis XVI, et de l’irritante et pitoyable reine, de même le capitaine Bernard Delmay, qui à l’instar de milliers déjeunes gens a volé au secours de la patrie en danger, nous entraînera au cœur des grandes batailles qui vont être livrées sur les fronts du Nord et de l’Est et qui sauveront la nation menacée. Enfin, dans le sillage d’un autre personnage, le jeune neveu de Claude, Fernand Dubon, volontaire sur les vaisseaux de la République, le romancier nous fera découvrir – et bientôt partager – la vie des marins de l’An II – sujet qui entre tous
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