L'Amour Et Le Temps

C’était maintenant une belle épine tirée du pied. Une épine de cent dix mille livres.
    Par le boulevard de la Poste aux chevaux, la place Dauphine dont la fontaine lançait immuablement ses jets, et où Bernard aperçut son père qui se donnait l’air de passer là par hasard, on gagna le faubourg de Paris. Tout au bout, dans la côte, la famille Mounier, alertée par le son des tambours, attendait devant les vieux bâtiments de la Manufacture Royale, aux fours éteints depuis plusieurs mois. Lise s’appuyait à Claude qui la tenait d’un bras passé autour des épaules. En silence, ils regardaient monter vers eux le drapeau colonel, tout entier bleu, blanc, rouge, porté par le sergent-major du bataillon, avec sa garde de sous-officiers, le fusil dans le bras, la baïonnette haute. Derrière, marchaient Jourdan, Dalesme, puis venait Bernard et, derrière lui, sortant de la brume bleuâtre qui emplissait la cuvette aux affleurements de toits bruns et roses, avançait toute la masse des cinq cent soixante hommes revêtus des couleurs mêmes de la France nouvelle, surmontés par la scintillation des baïonnettes accrochant le premier rayon du soleil.
    Lise, raidie, les doigts pressés sur sa bouche, n’avait pas à cacher son émotion, car sa belle-mère montrait des yeux embués. Claude leva la main, très ému lui aussi. Il savait, à n’en point douter, que Bernard et tous ces jeunes gens partaient bien pour la guerre. Le léger désordre de leurs rangs frappait plus que ne l’eût fait la mécanique d’une troupe impeccable. Il disait tout ensemble l’improvisation, le dévouement, la foi. M. Mounier sentait cela. Il criait avec âme : « Vivent nos volontaires ! Vive la nation ! » Jourdan, Dalesme répondirent en agitant leurs chapeaux. Bernard, impassible comme il devait l’être sous les armes, mais les lèvres pâles, salua de l’épée.
    On redescendit un peu, pour remonter aussitôt en direction des hauteurs boisées de La Bastide. Limoges avait définitivement disparu. Jourdan fit prendre la disposition de marche. En colonne par deux, drapeau roulé, fusils à la bretelle, le 2 e  Bataillon des Volontaires de la Haute-Vienne s’étira sur la route jonchée de feuilles mortes, entre les châtaigneraies rousses d’où venait un parfum de fougères et d’humus.

ŒUVRES DE ROBERT MARGERIT
    AUX ÉDITIONS PHÉBUS
    L’Île des Perroquets (roman).
    Le Dieu nu (roman), Prix Théophraste Renaudot 1951.
    Le Château des Bois-Noirs (roman).
    La Terre aux Loups (roman).
    La Révolution (roman historique), Grand prix du roman de l’Académie Française 1963 :
    Tome I : L’Amour et le Temps
    Tome II : Les Autels de la Peur.
    Tome III : Un vent d’acier.
    Tome IV : Les Hommes perdus.
    AUX ÉDITIONS GALLIMARD
    Mont-Draqon (roman).
    Ambigu (nouvelles).
    Le Vin des vendangeurs (roman).
    Par un été torride (roman).
    La Femme forte (roman).
    La Malaquaise (roman).
    Waterloo (coll. « Les Trente journées qui ont fait la France »).