L'arbre de nuit
route ?
— Non. Il a saisi l’opportunité de sauter à bord d’un trois-mâts français qui rentrait en Normandie, chez lui. Il m’a confié le soin de régulariser son coup de tête.
L’officier eut un regard plus ennuyé que sévère.
— C’est infiniment regrettable au regard de notre souveraineté. Mais puisqu’il était expulsé, qu’il parte un peu plus tôt ou un peu plus tard ne fait pas grande différence.
— Je me porte garant de ses biens que je déchargerai avec les miens. Je l’ai mis en garde mais il débarqué comme un fou.
Le Portugais se redressa, la plume suspendue.
— À mon avis, les fous sont ceux qui restent à bord des caraques des Indes.
Il griffa le sauf-conduit d’un paraphe libérateur et le tendit à Jean.
— Tu pourras partir quand tu le voudras puisque tu bénéficies de la protection posthume de dom André. C’était un juste.
L’officier confia d’un geste vif sa plume à la garde de l’encrier et fronça les sourcils.
— C’était vendredi, dis-tu ? Il n’aurait pas embarqué à bord de la Confiança a Deus ou quelque chose comme ça ton ami ?
— Oui. Une flûte de Saint-Malo. Confiance en Dieu.
— Elle lui a fait trop confiance. Elle s’est jetée samedi soir sur les Berlenga, sous le cap Carvoeiro. Un coup de nordé inattendu. C’est rare en juillet. Il n’a pas eu de chance.
Il hochait la tête en faisant la moue.
— Rentrer des Indes sans encombre et faire naufrage sur un caillou portugais, c’est vraiment bête. Dis donc, tu n’aurais pas le mauvais œil ? – Il compta sur ses doigts. – Ton roi, un, dom André, deux et lui, trois, bigre ! Il vaut mieux ne pas être de tes amis.
Immobilisé sous le choc, Jean attendait la suite, fixant son certificat sans oser lever les yeux sur l’officier.
— À ce qu’on dit, il y a plus de survivants que de noyés. Ils auraient été secourus par une pinque qui passait là pour se rendre à Porto. Ton ami est peut-être bien à bord. Il savait nager ?
Jean s’affola tout haut d’une angoisse que le Portugais prit pour une divagation passagère.
— Il est parti sans elle. Sans sa pierre noire qui donne la vie aux aiguilles. Il me l’a confiée. Je dois la lui apporter. Où qu’il soit. S’il avait besoin d’elle pour naviguer dans les étoiles ?
Jean se calma et respira un grand coup. François était sûrement sauf. Il attendrait sa pierre à Dieppe. Le rendez-vous qu’il lui avait fixé était la preuve qu’il savait nager. L’officier se leva en renversant sa chaise pour rendre son effusion soudaine à ce Français un peu dérangé qui écrasait en pleurant de joie ses deux mains entre les siennes.
Les Aspres , août 2011
Sources
La trame historique de ce roman est fondée sur les chroniques de l’Inde portugaise, sur les travaux et les actes de l’Academia de Marinha de Lisbonne, et sur le fonds publié entre 1989 et 2001 par la revue Oceanos de la Commissão Nacional para as Commemorações dos Descobrimentos Portugueses.
Comme Guillaume Levasseur, dom André Furtado de Mendonça, Pedro Fernándes de Queirós et d’autres personnages historiques, deux témoins français ont été mêlés sous des traits imaginaires aux personnages romanesques. Les récits de Jean Mocquet, garde du Cabinet des singularités d’Henri IV et du marchand François Pyrard de Laval, contemporains de l’époque où se situe l’action, constituent l’essentiel des informations de première main sur la Carreira da India et sur Goa. Ils ont fait l’objet d’éditions critiques dans la remarquable collection Magellane des Éditions Chandeigne.
Jean Mocquet. Voyage en Éthiopie, Mozambique, Goa & autres lieux d’Afrique & des Indes orientales (1607-1610). Texte établi et annoté par Xavier de Castro avec une préface de Dejanirah Couto. (Chandeigne 1996)
Pyrard de Laval. Voyage aux Indes orientales (1601-1611). Texte établi et annoté par Xavier de Castro avec une préface de Geneviève Bouchon. (Chandeigne 1998)
Les Colloques des simples et des drogues de l’Inde de Garcia da Orta ont été traduits en français et présentés par Sylvie Messinger-Ramos, António Ramos et Françoise Marchand-Sauvagnargues, avec une préface de Mario Soares. (Actes Sud 2004)
Lexique
Accore, accorer. Madrier servant à
maintenir droit un bateau échoué.
Alcade. De l’arabe al-qâdî , magistrat chargé de fonctions municipales.
Amure. Cordage maintenant le bord au
vent
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