L'arbre de nuit
L’atelier occupait une maison trapue, alignée avec une
dizaine d’autres qui lui ressemblaient le long de la rive nord de l’île du
Pollet. Les vitrages ouvraient sur l’avant-port, souligné au premier plan
par la grève du carénage. Le paysage s’arrêtait aux remparts derrière
lesquels la ville honnête se tenait la nuit à l’abri des désordres des
marins de passage. Pointant au-dessus, les pignons et les cheminées de
l’hôtel élevé par le grand Jean Ango rappelaient l’âge d’or des armements
dieppois. Sur la droite de la tour aux Crabes, la vue prenait la mer par
l’embouchure de l’Arques et le chenal d’entrée de Dieppe. On distinguait à
peine la falaise du Bon Secours. Tout était repeint en grisaille par la
mélancolie des fins d’hivers normands. On sentait à la légère opacité de
l’air qu’il pleuvait lentement, comme si le temps était engourdi, asphyxié
sous le ciel épais. N’étant pas partie bien loin après s’être dissoute dans
une aube sombre, la nuit revenait déjà.
Ils avaient allumé les chandelles. Dans un silence studieux
scandé par le battement d’une horloge, rien ne bougeait dans l’atelier,
sinon le geste circulaire précautionneux d’un gamin accroupi qui touillait
une préparation d’un noir visqueux dans un poêlon posé sur un fourneau en
terre.
Penché sur une haute table placée devant l’une des deux
fenêtres qui, avec la porte vitrée, donnaient le jour à l’atelier, un homme
jeune approchant d’une vingtaine d’années était absorbé par son travail. Le
contre-jour d’un des candélabres l’auréolait d’un halo de saint ébouriffé
par un blasphème. Il avait la blondeur normande des hordes qui, déboulées
jadis de la nuit du septentrion selon les chroniques affolées de sacrilèges,
s’étaient trouvées si bien qu’elles n’étaient jamais reparties. Le
dessinateur était occupé à tracer à l’encre un réseau de fines lignes
directrices alternativement rouges ou noires rayonnant selon les pointes de
roses des vents. Des faisceaux de traits s’entrecroisaient à partir de
foyers formant un grand cercle. Il s’aidait d’une équerre, de deux compas et
d’une règle en ébène.
François Costentin leva la tête et écarta la plume du vélin.
Il en rinça le bec en égratignant la surface d’une écuelle d’eau, puis il le
sécha sur une houppe de coton. Mieux que l’oie courante, plus raide, la
plume de coq de bruyère était parfaite pour tracer finement les traits de
son canevas. La décoction de noir de fumée, de noix de galle et de gomme
arabique dont le garçon surveillait la cuisson était en train de devenir du
noir de Chine. L’encrier pour le rouge contenait une composition écarlate de
mercure, de soufre et d’arsenic. Réalgar et cinabre. Autrement dit une
préparation magistrale d’empoisonneuse ou de sorcière. Il coucha
délicatement sa plume sur un reposoir en liège, se redressa et croisa ses
mains derrière la nuque, poussant les coudes en arrière pour détendre ses
muscles et décrisper ses doigts contractés par la minutie de ses gestes.
Contemplant son travail, il apprécia son harmonie insolite.
— L’œuvre d’un alchimiste et d’un grand initié.
— Rien que ça ! s’exclama un homme en blouse noire, occupé à
repasser à l’encre le dessin d’un vélin en cours de sublimation lente en
mappemonde.
— Ça m’a échappé. Une bouffée de vanité.
— D’orgueil légitime au contraire. Nous sommes peu nombreux à
savoir dessiner la Terre et la plupart des gens sont incapables de lire nos
portulans. Même les plus grandsles regardent
parfois sans y rien comprendre. Les hommes meurent sans avoir jamais
réfléchi plus loin qu’une vingtaine de lieues de leur clocher. Contempler le
monde d’un coup d’œil est un privilège exceptionnel. Nous œuvrons pour
d’autres initiés comme tu dis. Des pilotes ou des grands personnages.
— Pour les rois.
Le maître hydrographe Guillaume Levasseur posa sa plume et se
tourna vers son assistant.
— Et pour les rois. Nos cartes les intéressent parce qu’elles
révèlent des terres sauvages sur lesquelles certains aimeraient bien
projeter l’ombre de leur couronne. Ceux-là font enfermer à triple serrure
les portulans sur lesquels nous portons ce que nous savons de la
géographie.
— Les hydrographes comme
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