L'arc de triomphe
bras vint s’appuyer sur la poitrine de Ravic. Il lui sembla que la sensation pénétrait à travers ses os. Elle prit son verre et but.
« Oui, c’est bien du calvados. »
Puis, en le regardant :
« J’ai bien fait de venir. Je le savais. J’ai bien fait de venir !
Au-dehors, la clarté grandissait. Les persiennes s’agitaient avec des craquements. Le vent du matin se levait.
– J’ai bien fait de venir ?
– Je ne sais pas, Jeanne. »
Elle se pencha sur lui.
« Tu le sais. Tu dois le savoir. »
Son visage était si près du sien que ses cheveux lui touchaient l’épaule. Il les considéra. C’était un paysage à la fois familier et inconnu, toujours le même et pourtant toujours différent. Il remarqua la peau du front qui pelait légèrement, le rouge qui se durcissait sur sa lèvre supérieure ; son maquillage n’était pas parfait. Il vit tout cela dans le visage qui était si près du sien qu’il lui cachait pour l’instant tout le reste du monde. Il le vit et il comprit que c’était sa fantaisie seulement qui lui prêtait quelque chose de mystérieux. Il savait qu’il y avait des visages plus beaux, plus purs… Mais il savait aussi que ce visage avait sur lui un pouvoir que ne possédait aucun autre. Un pouvoir qu’il lui avait lui-même donné.
« Oui, dit-il. Tu as bien fait. D’une manière ou d’une autre.
– Je n’aurais pas pu le supporter, Ravic.
– Quoi ?
– Que tu sois demeuré loin de moi. Pour de bon.
– N’as-tu pas dit tout à l’heure que tu croyais ne jamais me revoir ?
– Ce n’est pas la même chose. C’eût été différent, si tu avais vécu dans un autre pays. Nous aurions été seulement séparés. J’aurais pu aller te retrouver un jour. Ou du moins, j’aurais pu toujours me rattacher à cet espoir. Mais ici dans la même ville… tu ne comprends pas ?
– Oui, je comprends. »
Elle se redressa et lissa ses cheveux.
« Tu ne peux pas m’abandonner. Je suis ta responsabilité.
– Tu es seule ?
– Je suis ta responsabilité. »
Elle sourit.
L’espace d’une seconde, il sentit qu’il la haïssait, pour le sourire et pour ce qu’elle venait de dire.
« Ne dis pas de bêtises, Jeanne.
– Je ne dis pas de bêtises. C’est la vérité. Depuis le premier jour. Sans toi…
– Parfait. Je suis également responsable de l’occupation de la Tchécoslovaquie. Et maintenant, en voilà assez. Il fait jour. Il va falloir que tu partes bientôt.
– Tu ne veux donc pas que je reste ici ?
– Non.
– Alors, dit-elle d’une voix sourde et pleine de rage, tu ne m’aimes plus.
– Dieu ! s’exclama Ravic, ça aussi ! Mais avec quels idiots as-tu donc passé ces derniers mois ?
– Ce n’étaient pas des idiots. Que pouvais-je faire d’autre ? Rester assise à contempler les murs de l’hôtel de Milan et devenir folle ? »
Ravic se redressa.
« Pas de confessions ! dit-il. Je ne demandais pas de confessions. J’essayais tout simplement de relever le niveau de notre conversation. »
Elle l’observa. Sa bouche et ses yeux étaient sans expression.
« Pourquoi me critiques-tu toujours ? Les autres ne me critiquent pas. Avec toi, les moindres petites choses deviennent tout de suite des problèmes.
– Que veux-tu ? dit Ravic, en prenant vivement une gorgée et en se laissant retomber.
– C’est vrai ! insista-t-elle. Il est impossible de jamais savoir comment te prendre. Tu me fais toujours dire des choses que je ne voulais pas dire. Et ensuite, tu m’attaques. »
Ravic respira profondément. Quelle pensée venait de lui traverser l’esprit ? L’obscurité de l’amour, la puissance de l’imagination… Comme tout cela pouvait rapidement changer ! Et ils le faisaient eux-mêmes, toujours, sans se lasser ! Ils étaient des destructeurs de rêves. Pourtant était-ce leur faute ? Était-ce vraiment leur faute ?
Des créatures si belles, isolées et poussées en avant malgré elles… Un aimant énorme quelque part, dans les profondeurs de la terre, et au-dessus, la multitude des êtres qui croyaient avoir une volonté et un destin propres… Était-ce leur faute ? Et lui-même, n’était-il pas comme elles ? Ne s’accrochait-il pas vainement à un semblant de précaution, à un sarcasme stupide, tout en sachant parfaitement ce qui allait arriver ?
Jeanne était accroupie au pied du lit. Elle avait à la fois l’apparence d’une mégère et
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