L'arc de triomphe
à te croire perdu. On est toujours heureux de voir ses prédictions se réaliser.
– Ne te réjouis pas trop vite.
– Toi non plus, car tu arrives trop tard.
– Je sais. Je l’ai déjà rencontrée.
– Tu dis ?
– À la Cloche d’Or.
– Ça alors ! fit Morosow. La vie a toujours quelque truc nouveau à nous servir.
– À quelle heure seras-tu libre, Boris ?
– Dans quelques minutes. Il ne reste plus personne. Il faut que je me change. Entre en attendant et bois une vodka aux frais de la princesse.
– Non, merci. Je préfère attendre ici. »
Morosow l’observa.
« Tu ne te sens pas bien ?
– J’ai envie de vomir.
– Tu t’attendais donc à autre chose ?
– Oui. On s’attend toujours à autre chose. Allez, va te changer. »
Ravic s’appuya au mur. À côté de lui, la vieille fleuriste rangeait ses roses. Elle ne lui en offrit pas. « C’est idiot, pensa-t-il, mais je voudrais qu’elle m’en offrît. C’est comme si elle savait que je n’en ai pas besoin. » Il regarda les rangées de maisons. Quelques fenêtres étaient encore éclairées. Des taxis passaient lentement. Qu’attendait-il donc au juste ? Il ne le savait pas. Il ne s’était pas attendu à voir Jeanne prendre l’initiative. Et pourquoi pas ? Celui qui attaque est toujours dans son droit !
Il vit les garçons de table s’en aller. Toute la soirée, ils avaient été des Caucasiens et des Circassiens en livrée rouge et en hautes bottes de cuir. Maintenant, ils n’étaient que des civils fatigués. Ils s’en allaient chez eux, vêtus d’habits qui leur donnaient une allure étrange. Morosow sortit le dernier.
« Où allons-nous ? demanda-t-il.
– Peu importe, je suis allé partout aujourd’hui.
– Dans ce cas, allons à l’hôtel faire une partie d’échecs.
– Comment ?
– D’échecs. Tu sais bien, ce jeu qu’on joue avec des pièces en bois, qui fait réfléchir et qui divertit à la fois.
– Bon, dit Ravic, pourquoi pas ? »
Il s’éveilla, et tout de suite il sut que Jeanne était dans la pièce. Il faisait noir et il ne pouvait la voir, mais il savait qu’elle était là. La pièce était différente, l’air n’était plus le même, et lui aussi était changé.
« Cesse ces bêtises, dit-il. Allume la lumière et viens ici. »
Elle ne bougea pas. Il ne l’entendit pas respirer.
« Jeanne, dit-il, nous n’allons tout de même pas jouer à cache-cache.
– Je ne joue pas à cache-cache.
– Alors, viens ici.
– Savais-tu que je viendrais ?
– Non.
– Pourtant, ta porte était ouverte.
– Ma porte est presque toujours ouverte. »
Elle demeura silencieuse un moment.
« Je croyais que tu ne serais pas rentré, dit-elle enfin. Je voulais seulement… Je supposais que tu serais allé boire quelque part.
– C’est-ce que j’allais faire. Au lieu de cela, je suis allé jouer aux échecs.
– Hein ?
– -Aux échecs. Avec Morosow. En bas, dans ce trou qui a l’air d’un aquarium desséché.
– Aux échecs ! » Elle sortit de son coin. « Aux échecs ! Mais, c’est !… Être capable de jouer aux échecs alors que…
– Je ne l’aurais pas cru moi-même. Mais cela m’a réussi. Cela m’a même très bien réussi. J’ai pu gagner une partie.
– Tu es l’être le plus abominablement insensible…
– Jeanne, dit Ravic, pas de scènes, je t’en supplie. Je suis partisan des bonnes scènes, mais pas aujourd’hui.
– Je ne fais pas de scène. Je suis seulement très malheureuse.
– Dans ce cas, il vaut mieux ne plus y penser. On n’a raison de faire des scènes que lorsqu’on est moyennement malheureux. J’ai connu un homme qui, à la mort de sa femme, s’est enfermé dans sa chambre et a étudié des problèmes d’échecs jusqu’au lendemain de l’enterrement. Il a été mal jugé et pourtant je sais qu’il aimait sa femme plus que tout au monde. Mais il ne pouvait pas faire autrement. Jour et nuit, il se plongeait dans ses problèmes d’échecs, afin de ne pas penser à autre chose. »
Jeanne était maintenant debout au milieu de la pièce.
« C’est pour cela que tu as joué ?
– Non. Je t’ai dit qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Je dormais lorsque tu es arrivée.
– Oui, tu dormais ! Tu pouvais dormir ! »
Ravic se redressa.
« J’ai connu un autre homme, Jeanne, qui avait perdu sa femme lui aussi. Il s’est
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