L'arc de triomphe
quelque chose que Ravic ne saisit pas.
« Naturellement, répondit Ruth Goldberg d’un ton querelleur. Et qui n’est pas fou ? Et puis, je sais bien qu’il est vieux.
– Ne fais pas ça, dit-elle après un silence. Je ne suis pas d’humeur… »
Wiesenhoff répondit quelque chose.
« Il t’est facile de parler, dit-elle. C’est lui qui a l’argent. Je n’ai pas même un centime. Et toi… »
Ravic se leva. Il contempla le téléphone et hésita. Il était près de dix heures. Aucune nouvelle de Jeanne depuis qu’elle l’avait quitté ce matin. Il ne lui avait pas demandé si elle viendrait ce soir. Il avait été sûr qu’elle allait venir. Il ne l’était plus maintenant.
« Pour toi, c’est bien simple, poursuivit la voix de Ruth Goldberg. Tu te contentes de chercher ton plaisir, et c’est tout. »
Ravic partit à la recherche de Morosow. Sa chambre était fermée à clef. Il descendit et se dirigea vers la Catacombe.
« Si quelqu’un m’appelle, je suis en bas », dit-il au concierge.
Morosow était là. Il faisait une partie d’échecs avec un homme aux cheveux roux. Quelques femmes s’attardaient encore dans les coins de la pièce. Elles tricotaient ou lisaient, une expression triste sur leurs visages.
Ravic suivit le jeu quelques instants. L’homme aux cheveux roux était très fort. Il jouait rapidement et avec un air de complète indifférence. Morosow perdait.
« Tu vois ce qui m’arrive », dit-il.
Ravic haussa les épaules et l’homme aux cheveux roux leva la tête.
« Monsieur Finkenstein, dit Morosow. Il arrive d’Allemagne.
– Qu’est-ce qui se passe là-bas ? » demanda Ravic pour dire quelque chose.
L’homme haussa les épaules sans répondre. Ravic n’attendait du reste pas de réponse. Il n’en était plus aux premières années, aux questions pressantes, à l’attente, à l’espérance fiévreuse de la chute du régime. Tout le monde savait, maintenant, que la guerre était le seul moyen d’y arriver. De même que tout le monde savait qu’un gouvernement qui résout le problème du chômage en construisant une industrie de guerre n’a que deux possibilités : la guerre ou, alors, la catastrophe intérieure.
« Échec et mat », dit Finkenstein sans enthousiasme.
Il se leva et regarda Ravic.
« Comment peut-on s’y prendre pour arriver à dormir ? lui demanda-t-il. Je ne parviens pas à trouver le sommeil ici. Je ne m’endors que pour m’éveiller aussitôt.
– Buvez, dit Morosow, du bourgogne. Beaucoup de bourgogne ou de la bière.
– Je ne bois pas. J’ai marché par les rues jusqu’à m’imaginer être mort de fatigue. Rien n’y fait. Impossible de dormir.
– Je vous donnerai quelques cachets, dit Ravic. Montez avec moi.
– Reviens, Ravic, dit Morosow. Ne me laisse pas seul ici, frère ! »
Quelques femmes levèrent la tête. Puis elles se remirent à lire et à tricoter, comme si rien de plus pressant n’eût existé au monde. Ravic monta à sa chambre avec Finkenstein. En ouvrant la porte il sentit l’air de la nuit venant de la fenêtre ouverte. Personne n’était là. Il remit à Finkenstein des cachets pour dormir.
« Merci », dit Finkenstein, sans qu’un muscle de sa figure remuât.
Il disparut comme une ombre.
Ravic sentit soudain que Jeanne ne viendrait pas. Il comprit qu’il en avait eu l’intuition le matin même. Il n’avait tout simplement pas voulu le croire. Il se retourna subitement, comme si on avait parlé derrière lui. Tout devenait clair et simple. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, et maintenant elle prenait son temps. Qu’avait-il donc espéré d’autre ? Qu’elle abandonnerait tout pour lui ? Qu’elle reviendrait, comme elle était revenue déjà ? Quelle folie ! Bien sûr, il y avait quelqu’un d’autre dans sa vie, et pas seulement quelqu’un d’autre, mais toute une autre vie qu’elle ne voulait pas quitter !
Il descendit. Il se sentait malheureux.
« On n’a pas appelé ? » demanda-t-il.
Le concierge de nuit qui venait d’arriver secoua négativement la tête. Il avait la bouche pleine de saucisson à l’ail.
« J’attends un appel. Faites-moi prévenir en bas. »
Il alla rejoindre Morosow.
Ils firent une partie d’échecs. Morosow gagna, et jeta autour de lui un regard satisfait. Les femmes s’étaient éclipsées silencieusement. Il agita la sonnette de sacristain qui était sur la table.
« Clarisse ! Une carafe
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