L'arc de triomphe
de rosé.
– Ce Finkenstein joue comme une machine à coudre, déclara-t-il. C’est dégoûtant ! Un mathématicien. J’ai la perfection en horreur. Ce n’est pas humain. Il observa Ravic. Que fais-tu ici ce soir ?
– J’attends un coup de téléphone.
– Es-tu encore en train de tuer quelqu’un dans toutes les règles de l’art ?
– J’ai enlevé l’estomac d’un homme hier. »
Morosow remplit les verres.
« Tu es là assis, buvant tranquillement, reprocha-t-il, tandis que là-bas ta victime se débat dans les affres du délire. Ça aussi, c’est inhumain. Tu devrais, au moins, avoir mal au ventre.
– Juste, répliqua Ravic. Tu as découvert le secret des misères du monde, Boris. On ne ressent jamais ce qu’on inflige aux autres. Mais pourquoi commencerais-tu tes réformes par les médecins ? Mieux vaudraient les politiciens et les généraux, parce que alors nous aurions la paix dans le monde. »
Morosow se renversa en arrière, et étudia le visage de son ami.
« C’est toujours une erreur que de connaître intimement un médecin, dit-il. On perd confiance en lui. Je me suis soûlé avec toi, comment pourrais-je jamais te permettre de m’opérer ? Même si j’étais convaincu que tu es meilleur chirurgien qu’un autre, je choisirais l’autre. C’est la confiance dans l’Inconnu, une qualité humaine profondément enracinée. Les médecins devraient vivre à l’hôpital et ne jamais être lâchés parmi le commun des mortels. Vos prédécesseurs, les sorciers et les sorcières, le savaient bien. Si jamais je suis opéré, je veux croire à une puissance surnaturelle.
– Sois tranquille, je refuserais aussi de t’opérer, Boris.
– Et pourquoi ?
– Il n’est pas un médecin qui voudrait opérer son frère.
– En tout cas, je ne t’en donnerai pas l’occasion. Je mourrai dans mon sommeil d’une crise d’apoplexie. Je m’y achemine de gaieté de cœur. »
Il eut soudain l’air d’un enfant heureux. Puis il se leva.
« Il faut que je parte, que j’aille ouvrir des portes à Montmartre, centre de culture ! Je me demande pourquoi nous vivons ?
– Tout simplement pour pouvoir se le demander. Pas d’autre question ?
– Si. Pourquoi mourons-nous au moment où nous nous sommes demandé cela et où nous devenons un peu plus sages ?
– Certains meurent sans être devenus plus sages.
– N’élude pas la question. Et ne parle pas de la transmigration des âmes. Je vais d’abord te demander quelque chose. Les lions tuent les antilopes ; les araignées tuent les mouches ; les renards tuent les poulets. Quelle est la seule race au monde qui se fait éternellement la guerre à elle-même ?
– C’est une question pour enfants. Le joyau de la création, bien entendu, l’être humain, qui a inventé les mots d’amour, bonté et pitié.
– Bien répondu. Et quel est le seul être dans la nature qui soit capable de se suicider et qui le fasse ?
– C’est encore l’être humain… qui a inventé l’éternité, Dieu et la résurrection.
– Excellent, dit Ravic. Tu vois de combien de contradictions nous sommes faits. Et tu te demandes pourquoi nous mourons ?
– Sophiste, dit-il, vieux renard. »
Ravic regarda son ami. Il pensa brusquement à Jeanne. Si seulement elle entrait maintenant, par cette porte vitrée !
« L’erreur, Boris, dit-il, était de commencer à penser. Si nous nous en étions tenus à la félicité de l’instinct et de la gourmandise, rien de tout cela ne serait arrivé. Quelqu’un tente une expérience avec nous… et il semble qu’il n’ait pas encore découvert la solution. Ne nous plaignons pas. Même les cobayes doivent avoir leur amour-propre.
– C’est-ce que disent toujours les bouchers. Jamais les bœufs. Les savants le disent, mais non leurs victimes. Les médecins le disent, les cochons d’Inde jamais.
– Tu as raison… »
Si seulement elle entrait, avec son allure vacillante, qui lui donnait toujours l’air de lutter contre le vent…
« Vivent les lois de la raison ! Tiens, Boris, buvons à la beauté, la gracieuse éternité de l’instant ! Sais-tu quels sont les autres actes dont l’être humain est seul capable ? Pleurer et rire.
– Et s’enivrer. Avec le vin, le cognac, la philosophie, les femmes, l’espérance ou le désespoir. Sais-tu aussi ce que seul l’homme sait ? Il sait qu’il doit mourir. Comme antitoxine, on lui a donné
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