L'arc de triomphe
la poitrine plate. Il était facile, à sa figure, de se rendre compte qu’il savait. Dès qu’il vit entrer la femme, il se mit en colère et l’injuria grossièrement. Il changea de couleur et gesticula de ses petites mains grasses, en donnant libre cours à sa rage et à son indignation. Comme Ravic cherchait à l’interrompre, il se retourna subitement sur lui :
« Qui êtes-vous, monsieur et que voulez-vous ?
– Dites, vous allez continuer longtemps comme ça ? » dit Ravic.
L’hôtelier se calma subitement.
« Qui êtes-vous », répéta-t-il plus doucement.
Il ne voulait pas risquer d’insulter un personnage important.
« Je suis le médecin, répondit Ravic.
– Il est bien question de médecin ! s’exclama le patron, repartant de plus belle. C’est l’affaire de la police, maintenant ! »
Il s’arrêta, s’attendant à des pleurs et des protestations.
« Excellente idée. Je ne comprends du reste pas que les agents ne soient pas déjà ici. Vous savez pourtant depuis quelques heures que l’homme est mort… »
Le patron furieux ne répondit pas.
« Eh bien, je vais vous le dire, moi. Vous avez peur d’un scandale, parce que ça risquerait de faire partir des clients. Maintenant, je veux voir le corps. Je me charge de tout le reste. »
Il se tourna vers la femme.
« Quel est le numéro de la chambre ?
– Quatorze.
– Il est inutile que vous m’accompagniez. Je préfère être seul.
– Je ne veux pas rester ici.
– Alors, venez. »
C’était une chambre à plafond bas, donnant sur la rue. Ravic écarta le groupe de domestiques qui se pressaient devant la porte. La pièce contenait deux lits. Sur l’un était le corps de l’homme au teint jauni, comme une figure de cire, des cheveux noirs crépus, un pyjama de soie rouge. Ses mains étaient jointes. Sur la table, une petite madone de bois bon marché avec des traces de rouge à lèvres sur le visage. Ravic la souleva et lut l’inscription sur le dos : « Made in Germany. » Il examina la face du mort. Les yeux entrouverts dont l’un plus grand que l’autre, semblaient figés dans une expression d’éternel ennui.
Il se pencha sur le cadavre, examina les étiquettes des flacons qui étaient sur la table de nuit et commença son examen. Pas de trace de violence. Il se releva.
« Vous connaissez le nom du médecin qui est venu ? demanda-t-il à la femme.
– Non. »
Il nota sa pâleur.
« Asseyez-vous dans le coin et ne bougez pas. »
Ses yeux firent le tour du petit groupe toujours attroupé devant la porte. Sur tous les visages, la même expression de curiosité morbide.
« Où est le garçon qui a appelé le médecin ? »
Un des garçons s’avança.
« Comment s’appelle le médecin qui est venu ?
– Le docteur Bonnet.
– Vous avez son numéro de téléphone ? »
Le garçon fouilla dans ses poches.
« Passy 27-43. »
À ce moment, le patron arrivait furieux.
« Fichez-moi tous le camp ! hurla-t-il. Tas de fainéants ! Vous me volez le temps pour lequel je vous paie. »
Il ferma la porte. Ravic prit le téléphone et parla brièvement avec Veber. Puis appela le numéro de Passy. Le docteur Bonnet était dans son cabinet. Il confirma ce que la femme avait dit.
« L’homme est mort, lui dit Ravic. Je vous prie de venir délivrer le certificat de décès !
– Non, monsieur. Cet homme m’a mis à la porte. Il m’a insulté.
– Il ne vous insultera plus, maintenant. »
Ravic raccrocha. La femme tira quelques billets de son sac.
« Voici les honoraires du docteur.
– Attendez qu’il soit là. Vous les lui remettrez vous-même.
– Pourquoi ne pouvez-vous pas rédiger le certificat de décès ? demanda-t-elle.
– Non, il faut que ce soit un médecin français. De préférence, celui qui s’est occupé du patient. »
Après que la porte se fut fermée sur Bonnet, un calme étrange s’abattit sur la pièce. Le bruit du dehors, les klaxons des automobiles, la rumeur de la rue, ne parvenaient plus qu’étouffés et comme irréels. Le tumulte des heures précédentes s’était apaisé. Pour la première fois, on se rendait pleinement compte qu’un mort reposait dans la chambre. Le ridicule pyjama rouge avait lui-même cessé d’être incongru. Nul être vivant n’aurait pu égaler en majesté immobile ce corps où le travail de décomposition commençait déjà. L’homme n’atteint vraiment la perfection que
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