L'arc de triomphe
plus tard, le moteur se mit en marche, et la voiture disparut au détour de l’avenue. Elle se retourna.
« Vous auriez dû partir avant, dit Ravic. À quoi bon rester jusqu’à la fin ?
– Je ne pouvais pas partir avant lui. Ne com-prenez-vous pas ? »
Les lumières étaient demeurées allumées. La pièce paraissait plus grande maintenant et singulièrement vide, comme si le cadavre seul fût parti et la mort fût restée.
« Vous ne comptez pas rester dans cet hôtel, j’imagine ?
– Non.
– Vous n’avez pas d’amis ici ?
– Non, personne.
– Où comptez-vous vous installer ?
– Je ne sais pas.
– Il y a l’hôtel de Milan, tout près d’ici. C’est propre et confortable. Ça vous dit quelque chose ?
– Est-ce que je ne pourrais pas aller à l’hôtel où… à votre hôtel ?
– À l’International ?
– Oui… Je… Il est… puisque je le connais déjà un peu… Il me semble que je m’y sentirais moins perdue…
– L’International n’est pas un hôtel convenable pour une femme seule, vous avez dû vous en rendre compte. »
« Ce serait vraiment le bouquet ! songea-t-il. Au même hôtel ! Je ne suis pas un garde-malade. Elle se figure peut-être que j’ai des obligations envers elle. » Il décida d’y mettre bon ordre.
« Je ne vous conseillerais vraiment pas. Ce milieu de réfugiés n’est pas fait pour vous. Du reste, il n’y a jamais de chambres libres. Allez à l’hôtel de Milan. Si vous ne vous y plaisez pas, il sera toujours temps de chercher ailleurs. »
Il vit dans son regard qu’elle lisait sa pensée, et se sentit gêné. Mais après tout, c’était le seul moyen d’avoir la paix.
« Vous avez raison », dit-elle, résignée.
Ravic fit descendre les valises dans un taxi. L’hôtel de Milan était tout proche. Il retint une chambre et monta avec elle. La chambre était au second : une tapisserie à guirlandes de roses, le lit, un placard, une table et deux chaises.
« C’est très propre et très clair, dit-il en s’efforçant de ne pas voir l’affreuse tapisserie.
– Oui, c’est bien. »
Un domestique apporta les valises.
« Voilà, maintenant vous avez toutes vos affaires ici.
– Oui, merci beaucoup. »
Elle s’assit sur le lit. Son visage était pâle et hagard.
« Vous devriez dormir. Croyez-vous que vous pourrez ?
– J’essaierai. »
Il tira de sa poche un tube d’aluminium et en fit tomber quelques cachets.
« Tenez, prenez deux de ces cachets avec de l’eau. Cela vous fera dormir. Vous allez m’obéir ?
– Je les prendrai un peu plus tard.
– Je vous laisse, maintenant. Je vous ferai signe un de ces jours. Tâchez de dormir le plus tôt possible… Au fait, voici l’adresse de l’entrepreneur des funérailles, pour le cas… Mais n’y allez pas. Ménagez-vous. Je prendrai de vos nouvelles. » Il hésita une seconde. « À propos, comment vous appelez-vous ?
– Jeanne Madou.
– Jeanne Madou, je m’en souviendrai. » Il savait parfaitement qu’il oublierait le nom et qu’il ne reviendrait pas. Mais il voulait sauver les apparences. Il tira son carnet. « Tenez, écrivez-le vous-même, ce sera plus simple. »
Elle prit le carnet, inscrivit son nom. Il lut, arracha la feuille, et la glissa dans une de ses poches.
« Couchez-vous maintenant. Demain, tout vous paraîtra différent. Il faut avant tout dormir et laisser faire le temps. C’est un moment à passer…
– – Je sais, dit-elle.
– N’oubliez pas de prendre les cachets.
– Oui, merci pour tout. Je ne sais pas ce que je serais devenue sans vous. Je ne le sais vraiment pas. »
Elle lui tendit la main, une main fraîche, à la poignée ferme. « Excellent, pensa Ravic, elle semble énergique. »
Il sortit dans la rue et respira l’air humide et doux. Les automobiles, la foule, déjà quelques filles au coin des rues, les restaurants, les brasseries, l’odeur du tabac, de l’alcool, de l’essence, oui la vie palpitante, trépidante, la vie qui, par moments, savait être si douce ! Il contempla la façade de l’hôtel. Plusieurs fenêtres étaient éclairées. Derrière l’une d’elles, la femme était assise. Il tira de sa poche la feuille avec son nom et la déchira en mille morceaux. L’oubli ! Quel mot plein d’horreur, de consolation et de magie. Peut-on vivre sans oublier ?… Mais qui peut oublier suffisamment ? Le fond du cœur est lourd des
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