L'arc de triomphe
n’avait pas encore pénétré. Cela fait, elle partirait pour toujours. Qui voudrait attendre cela ? Qui s’en contenterait ? Qui consentirait à se perdre pour cela ?
« Je voudrais être aussi forte que toi, Ravic. »
Il se mit à rire.
« Tu es bien plus forte que moi.
– Non. Tu vois bien comme je te poursuis.
– Justement. Tu peux te le permettre. Moi je ne peux pas. »
Elle l’observa attentivement pendant une minute. Puis, le vague rayonnement qui avait éclairé son visage s’éteignit.
« Tu ne peux pas aimer, dit-elle. Tu ne te donnes jamais.
– Et toi, tu te donnes chaque fois. C’est-ce qui te sauve toujours.
– Tu ne peux pas me parler sérieusement ?
– Je te parle sérieusement.
– Si je suis toujours sauvée, pourquoi ne puis-je me détacher de toi ?
– Tu te détaches assez bien de moi.
– Ne reviens pas là-dessus. Tu sais comme moi que cela n’a rien à voir. Si j’avais pu me détacher de toi, je cesserais de te poursuivre. J’ai oublié les autres, et je ne t’ai pas oublié. Pourquoi ?
– Peut-être parce que tu ne m’avais pas complètement à tes pieds. »
Elle demeura interdite. Puis elle secoua la tête.
« Je n’ai pas réussi à les avoir tous à mes pieds, comme tu le dis. Il y en a avec qui je n’ai pas réussi du tout. Et pourtant je les ai oubliés. J’étais malheureuse, mais je les ai oubliés.
– Tu m’oublieras aussi. C’est encore trop récent, voilà tout.
– Non. Je sais que je ne t’oublierai jamais.
– Tu n’imaginerais pas à quel point on oublie, Jeanne. C’est une bénédiction et un grand malheur à la fois.
– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi il en est ainsi de nous deux.
– Nous ne pourrions l’expliquer ni l’un ni l’autre. Nous pourrions en parler éternellement, et nous ne ferions qu’embrouiller davantage la situation. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Et d’autres qui sont incompréhensibles. Béni soit ce coin de jungle qui demeure en nous. Je m’en vais, maintenant. »
Elle se leva vivement.
« Tu ne peux pas me laisser seule.
– Tu veux coucher avec moi ? »
Elle le regarda sans rien dire.
« J’espère que non, dit-il.
– Pourquoi me demandes-tu cela ?
– Pour m’égayer. Va te coucher. Il fait déjà jour. L’heure des tragédies est passée.
– Tu ne veux pas rester ?
– Non. Et je ne reviendrai jamais. »
Elle demeura immobile.
« Jamais ?
– Jamais. Et tu ne me reviendras plus. »
Elle secoua doucement la tête, puis, indiquant la table :
« À cause de ça ?
– Non.
– Je ne te comprends pas. Nous pouvons tout de même…
– Non ! Jeta-t-il rapidement. Pas cela. Pas de formule d’amitié. Le petit légume de potager qui pousse sur la lave des émotions mortes. Non, c’est impossible. Pas nous. Avec de petites aventures peut-être. Et même alors, c’est mal. L’amour ne doit pas être profané par l’amitié. La fin est la fin.
– Mais pourquoi maintenant ?…
– Tu as raison. Ç’aurait dû être plus tôt. Quand je suis revenu de Suisse. Mais personne n’est omniscient. Et parfois, on veut ignorer certaines choses. C’était… »
Il s’arrêta.
« Qu’était-ce ? » Elle était devant lui, comme s’il y eût eu quelque chose qu’elle n’arrivait pas à comprendre, et qu’il lui fallait désespérément savoir. Elle était pâle, et ses yeux étaient translucides.
« Que se passait-il entre nous, Ravic ? » mur-mura-t-elle.
Derrière ses cheveux, le corridor, à peine éclairé, oscillait comme s’il eût conduit vers un puits où des promesses se ternissaient, mouillées par des larmes de tant de générations, et la rosée d’espoirs toujours renouvelés.
« L’amour… dit-il.
– L’amour ?
– L’amour. Et c’est pour ça que c’est la fin. »
Il referma la porte derrière lui. L’ascenseur. Il pressa le bouton. Mais il n’attendit pas la montée rampante. Il s’attendait que Jeanne le suivît. Il descendit rapidement l’escalier. Il s’étonna de ne pas entendre la porte. Il s’arrêta au deuxième palier pour écouter. Rien ne bougeait. Et personne ne vint.
Le taxi attendait toujours devant la maison. Il l’avait oublié. Le chauffeur toucha sa casquette et sourit d’un air complice.
« Combien ? demanda Ravic.
– Dix-sept francs cinquante. »
Ravic paya.
« Comment, vous ne rentrez pas ? demanda le
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