L'arc de triomphe
chauffeur surpris.
– Non. Je préfère marcher.
– C’est que c’est loin, monsieur.
– Je sais.
– Dans ce cas, il était inutile de me dire d’attendre. Ça vous a coûté onze francs pour rien.
– Ça n’a aucune importance. »
Le chauffeur essaya d’allumer un mégot mouillé et noirci qui pendait à sa lèvre supérieure.
« En tout cas, dit-il, j’espère que ça en valait la peine.
– Ça valait même davantage », dit Ravic.
Les jardins s’étendaient devant lui dans la froide clarté du matin. L’air était déjà chaud, mais la lumière semblait froide. Les bosquets de lilas, gris de poussière. Les bancs. Sur l’un d’eux, un homme était couché, le visage couvert par un journal. Paris-Soir. C’était le même banc sur lequel Ravic s’était assis le soir de l’orage. Il regarda l’homme endormi. Le journal se soulevait rythmiquement, comme si le papier avait eu une âme, ou comme s’il eût été un papillon prêt à s’envoler d’un moment à l’autre vers le ciel, porteur de fantastiques nouvelles. L’énorme manchette murmurait doucement : « Hitler déclare qu’il n’a plus d’autre réclamation territoriale que le Corridor polonais. » Et au-dessous : « Une femme tue son mari avec un fer chaud. » La rotogravure montrait une femme plantureuse, en costume des dimanches. À côté d’elle une autre photographie : « Chamberlain déclare que la paix est encore possible » ; une sorte de commis de banque avec un parapluie, et un visage de mouton paisible. Sous ses pieds, en petits caractères, presque cachés : « Des centaines de juifs battus à mort à la frontière. »
L’homme qui s’était protégé avec tout cela contre la rosée de la nuit et la lumière du matin dormait profondément.
Il portait de vieux souliers de grosse toile, déchirés un peu partout, un pantalon de lainage brun et une veste élimée. Tout cela ne le concernait pas. Il était descendu si bas que cela ne pouvait plus l’atteindre… Comme les poissons d’eau profonde, que ne troublent pas les orages de la surface.
Ravic marcha jusqu’à l’International. Il se sentait léger et libre. Il n’avait rien laissé derrière lui. Il n’avait besoin de rien. Il ne voulait plus rien qui fût susceptible de le troubler. Il s’installerait aujourd’hui même au Prince-de-Galles. C’était deux jours trop tôt ; mais il valait mieux être prêt trop tôt, pour Haake, que trop tard.
CHAPITRE XXVIII
L E hall de l’hôtel Prince-de-Galles était vide lorsque Ravic y descendit. Un appareil de T. S. F. jouait sur le comptoir. Deux femmes de ménage travaillaient dans les coins de la salle. Ravic traversa rapidement et discrètement la vaste pièce. Il consulta l’horloge au-dessus de la porte. Il était cinq heures du matin.
Il remonta l’avenue George-V et se rendit au Fouquet’s. Il n’y avait personne. Le restaurant était fermé depuis longtemps. Il s’arrêta un moment. Puis il sauta dans un taxi et se fit conduire au Schéhérazade.
Morosow, debout devant la porte, le regarda d’un air interrogateur.
« Rien, dit Ravic.
– C’est-ce que je croyais. J’étais sûr que ce ne serait pas pour aujourd’hui.
– Pourquoi pas ? Aujourd’hui est le quatorzième jour.
– Il ne faut pas compter si exactement. Tu n’as pas bougé du Prince-de-Galles ?
– -Pas depuis ce matin.
– Il téléphonera demain, dit Morosow. Il aura eu quelque chose à faire aujourd’hui. Ou encore, son départ aura été retardé.
– Je dois faire une opération demain matin.
– Tu ne crois tout de même pas qu’il va téléphoner si tôt le matin ? »
Ravic ne répondit pas. Il observait un taxi duquel venait de sortir un gigolo en smoking blanc. Une femme pâle aux longues dents descendit derrière lui. Morosow leur ouvrit la porte. L’odeur du Numéro Cinq de Chanel sembla soudain emplir la rue. La femme boitait légèrement. Le gigolo la suivit paresseusement après avoir payé le taxi. La femme se retourna à la porte pour l’attendre. Aux lumières, elle avait des yeux verts. Les pupilles étaient contractées.
« Il ne téléphonera sûrement pas à une heure pareille », dit Morosow en revenant vers Ravic.
Celui-ci ne répondit pas.
« Si tu me laisses la clef, je monterai chez toi à huit heures, et j’y resterai jusqu’à ton retour.
– Il faut que tu dormes.
– Idiot. Je peux tout aussi
Weitere Kostenlose Bücher