L'arc de triomphe
l’obscurité ? »
Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Une fille essaya de l’entraîner sous une porte cochère. Dans l’ombre, elle ouvrit sa robe. Une robe qui s’ouvrait comme un peignoir lorsqu’elle dénouait la ceinture. La chair pâle ressortait vaguement dans l’obscurité. De longs bas noirs, des orbites sombres, où le regard pouvait distinguer les yeux, une chair délicate, pourrie, et qui semblait presque phosphorescente.
Un souteneur, le mégot aux lèvres, s’appuya contre un arbre, et regarda passer Ravic. Des voitures chargées de légumes roulèrent près de lui. Les chevaux, têtes baissées, les muscles tendus par l’effort qui sculptait des saillies sous la peau. L’arôme fort des herbes, des têtes de chou-fleur, semblables à des cervelles pétrifiées dans des nids de feuilles vertes, les tomates rouges, les paniers de fèves, d’oignons, de cerises et de céleri.
Qu’est-ce que cela pouvait faire à Ravic ? Un de plus ou de moins. Un de moins ou de plus parmi cent mille qui étaient aussi mauvais, ou qui étaient pires encore. Un de moins. Il s’arrêta brusquement. C’était cela ! Il était soudain parfaitement éveillé. Oui, c’était cela ! Un de moins ! C’était de là qu’étaient venues les pensées décourageantes, épuisantes, les pensées qui cherchaient à imposer l’oubli. Un de moins ! Oui, un de moins, ce n’était rien. Mais c’était tout, aussi ! Tout ! Il tira de sa poche une cigarette et l’alluma. Il observa la lumière jaune entre ses paumes, comme dans une grotte aux murailles craquelées. Il sut, à cette minute, qu’aucune force au monde ne pourrait l’empêcher de tuer Haake. Il lui semblait maintenant que tout dépendait de ce fait. C’était soudain beaucoup plus qu’un acte de vengeance personnelle. Ravic sentait qu’en ne l’accomplissant pas, il se rendrait coupable d’un crime monstrueux, comme si son refus d’agir devait priver le monde de quelque chose d’important. Loin au-delà des explications et de la logique, aux profondeurs de son sang il sentait qu’il lui fallait agir, comme si, de son acte, devaient surgir des émanations, des ondes, qui provoqueraient plus tard de grands événements. Il se rendait compte que Haake n’était que l’un des petits sbires au service de l’horreur, qu’il n’avait presque aucune importance. Mais il se rendait compte en même temps qu’il était plus nécessaire que tout au monde, de le tuer.
L’allumette s’éteignit entre ses mains, et il la jeta loin de lui. L’aube faisait frissonner les feuilles. Un grand étonnement s’empara de lui. Quelque chose lui était arrivé. Un tribunal invi sible venait de se réunir, et une sentence avait été prononcée. Il vit les arbres avec une clarté absolue, le mur jaune d’une maison, le gris d’une clôture de fer, la rue dans le brouillard bleu ; il eut l’impression qu’il n’oublierait plus jamais ce qu’il voyait à cette minute. Il comprit qu’il allait tuer Haake, et qu’il ne s’agissait plus de sa seule petite vengeance personnelle, mais d’un commencement…
Il passa devant l’Osiris. Quelques clients ivres en sortaient en titubant. Leurs yeux étaient vitreux, leurs visages rouges. Il les suivit du regard. Ils attendirent un taxi quelques minutes, puis, en jurant, se mirent à marcher, lourds et bruyants. Ils parlaient allemand.
Ravic avait eu l’intention de rentrer à l’hôtel. Il changea d’idée. Il se souvint que Rolande lui avait dit que beaucoup de touristes allemands fréquentaient l’Osiris depuis quelques mois. Il entra.
Rolande se tenait derrière le bar, l’air calme et serein dans son uniforme noir de gouvernante. Le phonographe lançait de puissantes vagues sonores contre les murs de style égyptien.
« Rolande ! » dit-il.
Elle se retourna.
« Ravic ! Il y a des siècles qu’on ne te voit plus ! Je suis contente que tu sois là.
– Pourquoi ? »
Debout à côté d’elle, il faisait des yeux le tour de la salle. Il ne restait plus beaucoup de monde.
À peine, ici et là, quelques clients à moitié endormis devant leur table.
« Je m’en vais, Ravic. Je pars dans une semaine.
– Pour de bon ? »
Elle fit signe que oui, et tira un télégramme de son corsage.
« Regarde ! »
Ravic le déplia et lut.
« Ta tante ? Elle a donc fini par mourir ?
– Oui. Alors je retourne. J’ai averti madame. Elle est furieuse mais elle comprend.
Weitere Kostenlose Bücher