L'arc de triomphe
inscrites des adresses, et le passeport de Haake. Il mit l’argent français dans sa poche. Il avait déjà trouvé quelques billets de cinq francs dans les poches du complet.
Il considéra un moment le billet de chemin de fer. Pour Berlin… cela lui fit une étrange impression : pour Berlin. Il le déchira et le mit avec le reste. Il contempla longtemps le passeport. Il était valide encore pour trois ans, et était muni d’un visa qui demeurerait valide pour deux ans. Il fut tenté de le prendre et de s’en servir. Il n’eût pas hésité, n’eût été le danger.
Il le déchira. Il déchira également le billet de dix marks. Il garda les clefs, le revolver, la bague, et le reçu pour les valises. Il lui faudrait décider s’il irait réclamer les bagages, et effacer ainsi la dernière trace. Il avait trouvé et déchiré la note d’hôtel.
Il brûla tout. Cela prit du temps. Il dut utiliser des journaux afin de brûler les morceaux d’étoffe.
Il jeta les cendres dans le ruisseau. Puis il examina la voiture, cherchant à y découvrir des taches de sang. Il n’y en avait pas. Il lava le marteau et la clé anglaise avec soin, et remit les outils dans la malle. Il se lava les mains du mieux qu’il put, alluma une cigarette, et demeura un instant assis à fumer.
Le soleil tombait obliquement entre les grands hêtres. Ravic ne bougeait pas. Il était vidé. Il ne pensait à rien.
Ce n’est que lorsqu’il prit la route qui menait vers le château qu’il pensa à Sybil. Dans la brillante journée d’été, le château se dressait, blanc sous le ciel éternel du XVIII e siècle. Il se mit à penser à Sybil, et pour la première fois, il n’essaya pas de chasser ce souvenir. Il n’avait jamais voulu se rappeler ce qui était arrivé après le moment où Haake l’avait fait conduire dans la salle. Il n’avait jamais voulu voir au-delà de l’expression d’horreur et de peur folle qui s’était peinte sur ce visage. Et le souvenir s’était arrêté au jour où il avait appris qu’elle s’était pendue. Il n’avait pas voulu le croire. Qui sait ce qui avait dû se passer avant ? Il ne pouvait penser à elle sans que son cerveau fût secoué d’un spasme qui lui faisait l’effet de transformer ses mains en serres d’oiseau de proie, de comprimer sa poitrine dans un étau de fer, le rendant pendant des jours la proie de ce brouillard rouge qui était l’espoir de la vengeance.
Il pensa à elle maintenant, et le spasme ne l’étreignit pas. Quelque chose s’était relâché, une barrière s’était abattue. L’horrible image rigide s’était mise à bouger. Elle avait cessé d’être figée comme pendant toutes ces années. La bouche tordue de Sybil s’était refermée, ses yeux avaient perdu leur fixité, et doucement, le sang était revenu dans son visage d’une blancheur crayeuse. Ce n’était plus le masque éternel de la peur qu’il voyait. Elle redevenait la Sybil qu’il avait connue, avec laquelle il avait vécu, dont il avait serré la poitrine douce, et qui avait apporté dans sa vie, durant deux années, comme le parfum d’une nuit de juin.
Des jours se levèrent, des soirs… Comme un feu d’artifice lointain apparaissant au-dessus de l’horizon. La porte verrouillée, sanglante, de son passé s’ouvrait de nouveau sans bruit, et il y avait de nouveau un jardin derrière… et non plus la cave horrible de la Gestapo.
Ravic conduisait depuis plus d’une heure. Il ne rentra pas à Paris. Il s’arrêta sur le pont qui traverse la Seine derrière Saint-Germain, et jeta dans le fleuve les clefs de Haake, sa bague et son revolver. Puis il abaissa la capote de la voiture et se remit en route.
Il traversait un beau matin de France. La nuit était oubliée et semblait se perdre des années en arrière. Ce qui s’était passé quelques heures auparavant était devenu indistinct… et tout ce qui avait été refoulé pendant des années sortait du passé et revenait vers lui, comme si l’abîme qui l’en avait séparé si longtemps eût été soudain comblé.
Ravic avait peine à comprendre ce qui lui arrivait. Il avait cru qu’il se sentirait épuisé, fébrilement agité ; il s’était attendu à éprouver un sentiment de dégoût, ou de justification silencieuse, ou encore un désir impérieux de boire, de se saouler, pour oublier. Il ne s’était pas attendu à ceci. Il ne s’était pas at tendu à se sentir tout à coup libéré et à l’aise, comme
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