L'arc de triomphe
la cave. On ne sait jamais, ça peut redevenir utile.
– Votre cave doit être un endroit merveilleux. Une sorte de mausolée contemporain. Il s’y trouve d’autres portraits ?
– Bien sûr. Il y a d’autres Russes. De petits cartons de Lénine, et les portraits du dernier tzar. Ils appartenaient à des Russes qui sont morts ici. Il y a une superbe toile dans un cadre doré. Elle appartenait à un homme qui s’est suicidé.
Puis il y a les portraits italiens. Deux Garibaldi, trois rois, et une découpure de journal légèrement abîmée, représentant Mussolini au temps où il était du parti socialiste à Zurich. Ça n’a sûrement qu’une valeur de curiosité. Personne ne tiendrait je crois, à l’accrocher au mur.
– Avez-vous aussi des portraits d’Allemands ?
– Surtout de Karl Marx. Il y en a un de Lassalle, un de Bebel et puis un groupe avec Ebert, Scheidemann, Noske et beaucoup d’autres. Noske a été barbouillé d’encre. On m’a dit qu’il s’était mis avec les nazis. Et aussi un Hindenburg, un Kaiser Guillaume, un Bismarck, et – elle sourit – même un Hitler en imperméable. La collection est complète.
– Hitler ! De qui l’avez-vous eu ?
– D’un homosexuel. Il était venu en 1934, quand Rœhm et les autres ont été exécutés. Il avait très peur et il priait beaucoup. Il a été emmené par un riche Argentin. Il s’appelait Putzi. Voulez-vous voir la photo ? Elle est dans la cave.
– Non, pas maintenant. Pas dans la cave. Pour la voir, je préfère attendre que toutes les chambres de l’hôtel en soient remplies. »
Elle le regarda attentivement.
« Ah ! Je comprends, dit-elle. Vous voulez dire lorsqu’ils viendront ici comme réfugiés ! »
Boris Morosow se tenait sur le trottoir devant le Schéhérazade, dans son uniforme aux galons dorés. Il ouvrit la porte du taxi. Ravic en descendit. Morosow sourit.
« Tiens, je croyais que tu ne viendrais pas.
– Je n’en avais pas l’intention.
– C’est moi qui l’ai forcé, Boris, dit Kate Hegstrœm, en embrassant Morosow. Je suis contente d’être revenue parmi vous.
– Tu as une âme de Russe, Katja. Dieu sait pourquoi il fallait que tu ailles naître à Boston. Viens, Ravic. L’homme est rempli d’intentions, mais il est faible lorsqu’il s’agit de les mettre à exécution. C’est-ce qui fait à la fois notre tourment et notre charme. »
Le Schéhérazade simulait l’intérieur d’une tente caucasienne. Les garçons étaient russes et portaient l’uniforme circassien. L’orchestre était composé de tziganes russes et roumains. Les clients s’asseyaient à de petites tables placées devant une banquette qui longeait le mur. Les tables étaient de verre, illuminées par en dessous. La salle était dans la pénombre et il y avait beaucoup de monde.
« Que voulez-vous prendre, Kate ? demanda Ravic.
– Un verre de vodka. Et faites jouer les tziganes. J’en ai assez d’entendre des valses viennoises jouées comme des marches mi litaires. » Elle laissa glisser ses chaussures et ramena ses pieds sur la banquette. « Je ne me sens plus fatiguée, Ravic. Quelques heures de Paris ont suffi à me remettre. Mais en moi persiste l’impression que je viens de m’évader d’un camp de concentration. Pouvez-vous comprendre cela ?
– Je comprends », fit Ravic.
Le Circassien apporta une petite bouteille de vodka et des verres. Ravic les remplit et en tendit un à Kate Hegstrœm. Elle le vida d’un trait et le posa sur la table. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle.
« Dire que cet endroit miteux devient le soir un lieu de refuge et de rêve ! » Elle s’adossa à la banquette. La lumière de la table éclairait doucement son visage. « Ravic, pourquoi toutes les choses se colorent-elles le soir ? Plus rien ne semble difficile. Tout devient possible. Ce que nous ne pouvons pas accomplir se réalise dans nos rêves. Pourquoi ?
– C’est que sans nos rêves, nous ne pourrions pas supporter la réalité. »
L’orchestre préluda. Quelques quintes tristes, quelques gammes de violon s’élevèrent dans la salle.
« Vous n’avez pourtant pas l’air d’un homme qui se berce de rêves.
– On peut aussi se faire illusion avec la vérité, dit-il. C’est un jeu plus dangereux. » L’orchestre se mit à jouer. Les czimbalums d’abord. Leurs marteaux assourdis semblaient chercher la mélodie dans la pénombre, et en un
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